QİZİLBASH QASHQAİ






The Qashqai website, accessed on 1 December 2009, noted that the Qashqai are also known as the Qashqaai, Qashqa’i or Ghashghai. Information on the website stated:

"The Qashqai compose a community of settled, semi-settled, and pastoral nomadic households who reside mainly in the Fars region of southern Iran. They speak Qashqai Turki (Turkish). Most of them also speak, at least, Persian (Farsi). They are Shia Muslims… Since the 1960s the general trend has beed a sharp increase in sedentarization of Qashqai nomads and involvement in non-pastoral and non traditional economic activities. Presently the Qashqai form mainly settled and semi-settled households. Qashqai population of today is estimated between one and one and a half million." [37a]

The Advisory Panel on Country Information (APCI) review of the COI Service’s Iran COI Report of August 2008, undertaken by Dr Reza Molavi and Dr Mohammad M Hedayati- Kakhki of the Centre for Iranian Studies at Durham University, dated 23 September 2008, (APCI Report 2008) stated that:

"In addition to established ethnic minorities, a number of nomadic groups and tribes are targeted for discrimination, for instance the Gheshghay [another version of Qashqai]… The population of the group is estimated as 2% of the Iranian population, living mainly in Fars Province in Southern Iran. Shiraz is known as the biggest centre of the group’s activities, whilst a part of the group continue to be nomadic. Notably, after the 1979 Iranian Islamic Revolution, Khosrow Khan Qashqai, the Ghashghayi leader, returned to Iran from Germany, was arrested and subsequently publicly executed for advocating for the group’s rights and autonomy. This has caused long-standing suspicion by the government of this ethnic group, considering it a potentially volatile one.

"Moreover, the religious practices of the group are not entirely in line with those of the mainstream Islamic regime and therefore give rise to suspicions and discrimination against them, as described in the account below:

"Following the Islamic Revolution, various Qashqa’i customs, such as public dancing, the playing of traditional music on oboes and skin drums, and stickfighting games performed to music, were declared immoral and anti-Islamic by the new government. The extent of continuous discrimination is not known. However, various laws still deem certain Qashqa’i practices to be anti-Islamic, despite the fact that the group is Shia Muslim.

"In light of the above information, whilst those of the Ghashghayi ethnicity would not be prosecuted on basis of ethnicity alone, they may indeed be targeted on basis of ethnicity for dispossession of property, employment, education as well as other discrimination. Lastly, the account below suggests a possible rationale for such efforts by the government in relation to the Ghashghayi:

"In 2005, Miloon Kothari, the United Nations Special Rapporteur on Adequate Housing, condemned the recent confiscation of land owned by minority groups such as the Qashqa’i. Tehran’s objective with these policies, according to human rights activists, was to implement ‘ethnic restructuring’ by forced migration out of the oil and sugar-rich Khuzestan province. In addition to land confiscation, the Qashqa’is also had to deal with traditional pastures being sold to the private sector.










Arabe : consonnes et glides : ', b, t, th, j (sauf dans les noms propres égyptiens du XIXe et XXe siècle, g), ḥ, kh,
d, dh, r, z, s, sh, ṣ, ḍ, ṭ, ẓ, ‘, gh, f, q, k, l, m, n, h, w, y.
voyelles longues et brèves : â, û, î ; a, u, i. ê et ô pour les dialectes utilisant ces phonèmes.
Turc et persan : les translittérations suivent les sources consultées et sont standardisées pour les noms propres à
partir de l’Encyclopédie de l’Islam. Quand des sources en caractères arabes ont été consultées, les voyelles
longues ont été marquées.
traductions :
Les traductions de l’arabe et de l’anglais sont toutes de l’auteur, sauf indication contraire. Les traductions du
turc et du persan sont indirectes, effectuées à partir des traductions anglaises consultées. Les formules pieuses
suivant la mention de Dieu, d’un prophète, ou des compagnons de Muḥammad, de type Sur lui la prière et le
salut, ont été retirées des traductions du ḥadîth afin d’alléger le texte.
références bibliographiques :
- sources primaires classiques : L’édition de référence est indiquée en bibliographie. Seul le titre est signalé (ex.
Aghânî = Abû l-Faraj al-Iṣfahânî, Kitâb al-Aghânî) pour certains ouvrages courants. Quand l’édition consultée
est la version électronique du site internet http://www.alwaraq.com, la référence est indiquée comme suit :
[alwaraq XX], XX représentant la page. Pour les ouvrages de tafsîr coranique et les six collections canoniques
de ḥadîth, une version électronique a été systématiquement utilisée, en raison de la sûreté de ces versions et de
l’uniformité des références ; seule la mention de sourate et de verset est indiquée pour l’exégèse, seul l’ouvrage,
le numéro de la tradition et le chapitre est indiqué pour le ḥadîth.
- sources modernes : l’édition de référence figure en bibliographie. Pour les sources souvent citées, seuls
l’auteur et la date sont mentionnés.
- Encyclopédie de l’Islam : l’édition utilisée est la version sur CD-ROM ainsi que l’édition en ligne de
Encyclopaedia of Islam, [seconde édition] Leiden, Brill, 2003-2007. Le texte anglais est traduit en français par
l’auteur. Les références suivent ce modèle : Auteur(s) de l’article, “titre de l’article”, EI2. Les articles
actuellement en ligne de la troisième édition n’ont pas été utilisés.
Mes plus profonds remerciements sont adressés à A. Cheikh-Moussa et J. Dakhlia pour l’aide
permanente apportée au cours de la rédaction de ce travail.
2«C’est cela que les musulmans n’osent clamer : que pour l’Islam, l’individu ne peut
pas disposer de son corps comme il veut, manger ce qu’il veut, faire ce qu’il veut »
1
.
«Comme l’Islam détermine toutes les facettes de la vie sociale et personnelle du
musulman, du moins en théorie, il n’y a rien d’étonnant à ce que l’Islam donne aussi
des instructions sexuelles au vrai croyant. Ces instructions se fondent sur le Coran,
ainsi que des propos et des comportements que l’on prête au prophète Mahomet, les
Hadiths. En Europe, dès le 17
e
siècle, on décrivait l’Islam comme une religion
pornographique. Une association d'idée qui s’explique non seulement par
l’hédonisme de Mahomet – à qui l'on doit ces paroles célèbres: "Pour ce qui est des
affaires terrestres, j’aime les femmes et le parfum" – ainsi que par la sensualité des
descriptions coraniques du paradis, mais aussi par l’intérêt accordé à la sexualité
(masculine). Pour Mahomet, le sexe ne sert pas uniquement à la reproduction, mais
on peut en jouir à part entière – il autorisait d’ailleurs le coït interrompu comme
mode de contraception. Le 11 septembre 2001, de religion pornographique, l'Islam
est d'un coup devenu une religion terroriste. C'est un changement évidemment
regrettable »
2
Les normes sexuelles des cultures musulmanes, à travers le temps et l’espace, sont actuellement
perçues, dans le discours généraliste de l’Occident tel qu’il se reflète dans la presse et les ouvrages de
vulgarisation, selon deux axes, à la fois antagonistes et complémentaires, mais tous deux également
essentialistes, statiques et totalisants. D’une part, un courant éditorial animé par une intention de
« réhabilitation » des cultures musulmanes, généralement représenté dans l’édition, dans la littérature
et le cinéma, dans un moindre degré dans la recherche académique. Ce courant affirme une forte
différence entre islam et christianisme : d’un côté exaltation des voluptés sexuelles, « constitutives des
conditions mondaines de la vie », sachant que la concupiscence qui accompagne l’amour est « une
manière de réaliser l’harmonique cosmique »
3
et d’assurer la survivance de la race humaine. La
jouissance en islam serait donc à la foi plaisir et devoir, à condition qu’elle se réalise dans les limites
de l’union licite. De l’autre côté, dans le christianisme, on ne trouverait que péché originel et haine de
la chair, exaltation du modèle monacal, valorisation de l’abstinence, et une moderne liberté sexuelle
conquise contre les Eglises. On construit donc le topos d’un « islam de jouissance », libéral en matière
de sexualité, non répressif, généralement situé en amont de l’histoire. Les tenants de ce courant se
basent sur une relecture contemporaine des textes classiques des littératures arabe, persane et
ottomane, et particulièrement sur l’érotologie et la poésie amoureuse ou transgressive, lectures parfois
hâtivement projetées sur le présent. Il s’agit de donner sa place à la civilisation musulmane dans ce
que ce courant perçoit comme d’universelles valeurs humanistes et libérales, en privilégiant dans le
legs millénaire de cette civilisation une image supposée attirante pour le public occidental postmoderne.
Ce courant répond implicitement ou explicitement, par son entreprise de « banalisation » de l’islam
par le plaisir, à une autre tendance, illustrée le plus souvent par la presse mais aussi par des essais
polémiques, qui souligne, dénonce ou exemplifie quant à elle, tout à l’inverse, le puritanisme forcené
et l’enfermement identitaire que défendent aujourd'hui les courants activistes islamistes, les Etats
1. Anne-Marie Delcambre, L’Islam des interdits, Paris, Desclée de Brouwer, 2003, p. 80.
2. Hafid Bouazza, DENG (Anvers), traduit dans Courrier International 738-9, 23 décembre 2004. Hafid
Bouazza est un romancier néerlandais d’origine marocaine, salué par la critique de son pays, et qui dans
certains de ses écrits de presse s’applique à illustrer par ses traductions de l’arabe la face érotique de la
civilisation arabo-musulmane. Dans le débat national hollandais, où la tolérance et la permissivité dans le
domaine des moeurs sont des valeurs senties comme constitutives de l’identité nationale, « l’islam
érotique » est clairement une stratégie d’intégration, H. Bouazza représentant une face souriante et
rassurante de l’immigration marocaine dans un pays frappé par l’assassinat de Theo Van Gogh
(02/11/2004).
3. Les deux citations sont tirées d’Abdelwahab Bouhdiba, La sexualité en Islam, Paris, PUF, 1975, p. 110.
3autoritaires et les médias arabes ou des pays musulmans. Ces derniers sont effectivement souvent
prompts à réclamer une censure protégeant les « traditions » culturelles contre la « corruption morale »
importée d’Occident. Ce second courant éditorial, qui n’est pas nécessairement animé d’une intention
de dénigrement mais reflète parfois ses propres enjeux (presse féminine, presse homosexuelle), fait de
l’islam le lieu même de l’intolérance.
Ces deux visions sont bien évidemment les héritières des deux faces de l’altérité arabo-musulmane
construites à l’ère pré-coloniale, « face Galland
4
» ou peut-être plus exactement face Mardrus ou
Burton, d’après les deux principaux traducteurs respectivement français et anglais des Mille et une
nuits au XIXe siècle, contre « face Voltaire » ou « face Renan », qui voyait dans l’islamisme
5
« la
chaîne la plus lourde que l’humanité ait jamais portée ». Renan ne parlait certes pas de rapport au
corps, mais de place de la raison et de système politique ; or, il est frappant de constater que le
discours de la dénonciation examine comment la violence est exercée contre le corps par les
détenteurs du pouvoir, tandis que le discours de la réhabilitation se base sur des textes et pratiques
présentés comme émanant en opposition au pouvoir ou bénéficiant de son indifférence. L’équation
entre un pouvoir exercé au nom de l’islam (par l’Etat ou le groupe social) et une ferme limitation du
plaisir est donc intégrée dans les deux discours, et réclame à ce titre un nouvel examen.
La conscience d’une tension entre ces deux visions de l’islam est ancienne, et Flaubert l’exprime déjà
dans une lettre d’Egypte datée de 1850
6
 :
« On se figure en Europe le peuple arabe très grave ; ici il est très gai, très artiste dans sa
gesticulation et son ornementation. Les circoncisions et les mariages ne semblent être que
des prétextes à réjouissances et à musiques. Ce sont ces jours-là que l’on entend dans les
rues le gloussement strident des femmes arabes qui, empaquetées de voiles et les coudes
écartés, ressemblent, sur leurs ânes, à des pleines lunes noires s’avançant sur je ne sais
quoi à quatre pattes. L’autorité est si loin du peuple que ce dernier jouit (en paroles)
d’une liberté illimitée. Les plus grands écarts de la presse donneraient une idée faible des
facéties que l’on se permet sur les places publiques. Le saltimbanque, ici, touche au
sublime du cynisme ».
Perception de rigorisme d’un côté, perception de liberté discursive et d’inclinaison à la fête de l’autre,
le voyageur français distingue bien une « réalité autre ». Mais laquelle serait donc la plus
représentative de l’islam ?
On construit actuellement la vision mythique d’une « vraie tolérance » originelle, dont littérature et
témoignages de voyageurs donneraient la mesure, opposée au « faux rigorisme » contemporain ; ou au
contraire, on cherche dans les textes juridiques et religieux anciens l’expression d’une éternelle
misogynie, d’une sanctification de la domination masculine, d’une anachronique « haine de la
différence » et d’une mise en coupe réglée du plaisir physique. Aucun de ces deux courants n’invente
les faits : poèmes érotiques, contes dans lesquels s’exprime le désir nu, traditions d’usage libre de la
parole, paysannes sans voiles, adolescents courtisés, courtisanes s’offrant en liberté et danses
impudiques, tout cela est encore ou a été ; de même que le corps dissimulé, la méticuleuse mise en loi,
en licite et en illicite, de tout l’être au monde, les adultères exécuté(e)s, les sodomites battus, jetés en
prison ou tués au nom de l’honneur ou au nom de la justice divine, tout cela est et a été : les rigueurs
de la loi n’ont jamais été suspendues lors d’un imaginaire âge d’or. Mais ce que les deux courants
inventent est leur islam, tout comme les musulmans de tout lieu et de tout temps inventent aussi en
permanence leur islam un et éternel. Seul un croyant peut penser une vérité, une essence véridique.
L’historien ne voit que discours, pratiques, et un rapport au temps et au lieu sans cesse modifié.
L’idée que le présent doit être éclairé par des textes du passé, que les données de la longue durée
permettent de saisir l’actuel ne peut être discutée. Mais celle selon laquelle ces mêmes discours du
passé auraient une quelconque actualité est quant à elle le cœur même d’une pensée essentialiste.
4. Antoine Galland (1646-1715) est le premier traducteur européen du recueil de contes des Mille et une
nuits, à partir d’un manuscrit libanais du XVIIe siècle auquel il ajoute diverses histoires.
5. Au sens de religion musulmane et non de l’islam politique comme a évolué le terme.
6. Gustave Flaubert, lettre au docteur Jules Cloquet, Le Caire 15 janvier 1850 in Correspondance, nouvelle
édition augmentée, 2 (1847-1852), Paris, L. Conard, 1826, p. 149.
4Quand en 1992 est publiée à Paris la traduction d’une passionnante relation de voyage d’un
ambassadeur marocain visitant la France de Napoléon III en 1860
7
, dans laquelle il s’étonne de la
présence des femmes dans l’espace public et condamne le dévergondage des Parisiennes, le
chroniqueur de la revue Lire écrit :
« [L’auteur] est ainsi frappé par la laideur des Français et scandalisé par la liberté dont
jouissent les femmes. Dans ce contraste réside la richesse de ce petit livre, qui est aussi
un document très actuel sur les rapports entre les deux rives de la Méditerranée »
8
. Le
critique du Figaro salue quant à lui « Une vision clé aujourd’hui, au coeur de la pensée
islamo-arabique [sic] »
9
.
Est-ce à dire que la perception des rapports entre hommes et femmes n’a point changé entre le Maroc
sultanien de 1860 et 1992 ? Mieux, cela signifie-t-il que la vision d’un dévot écrivant dans un cadre
codé, où l’exaltation de la supériorité musulmane et de la dépravation chrétienne est un
incontournable topos, représente plus d’un siècle plus tard les rapports entre sexes dans l’ensemble du
monde arabo-musulman ? Qu’un moment de la confrontation entre deux cultures se découvrant
mutuellement soit du même ordre que la confrontation quotidienne de cultures engagées dans une
mondialisation les plaçant en compétition quotidienne pour la définition de l’être au monde ?
Ce qui apparaît comme évident est que les rapports qu’entretiennent les individus d’un groupe à leurs
corps et aux corps qu’ils désirent, dans leur discours comme dans la réalité de leurs pratiques, sont
une ligne de fracture identitaire entre « eux » et « nous », quels que soient les groupes que ces pronoms
désignent. Autant que la langue, la religion, la nourriture et le vêtement, la sexualité et ses règles
fixent la frontière entre nature et culture, entre civilisation et barbarie, entre développement et
arriération. La seule différence entre notre siècle et ceux qui l’ont précédé est que si le discours du
groupe pré-moderne
10
est relativement homogène dans son appréciation de sa propre supériorité et du
défaut de l’Autre, le monde contemporain, globalisé, est celui d’une moindre stabilité du « nous » et
d’une plus grande place et attention portée au discours de l’Autre au sein de chaque groupe. Mais
l’étalon auprès duquel la sexualité prêtée à l’Autre est mesurée est toujours sa propre normativité (fûtelle, en Occident, celle de la libération sexuelle), et la valorisation des discours ou des usages de
l’Autre est conditionnée à leur inscription dans une logique interne.
On donnera un exemple de ceci: le dévoilement et la participation des femmes à la vie de la Nation,
dans le discours des réformistes musulmans égyptiens au tournant du XXe siècle, est souhaitable
parce qu’il ne signifie pas une atteinte à la pudeur et à la chasteté, la meilleur illustration en étant que
« les Américaines, élevées dans la mixité, sont très vertueuses »
11
; parallèlement, la profusion de
textes érotiques arabes traduits et publiés en Occident au cours des dernières décennies obéit à une
stratégie bien différente de celle qui prévalait dans des temps plus anciens: il ne s’agit plus de se
retirer derrière l’indécence de l’Autre oriental, en lui déléguant la fonction de dire l’obscène, mais
bien au contraire de montrer que la célébration arabo-islamique du corps et de la jouissance, sous ses
variantes hétérosexuelles et homosexuelles, rend cet Autre un peu moins lointain, le fait participer à
une même humanité de chair.
A contrario, dans le discours dénonçant l’islam comme lieu du tabou, l’Autre est possédé par son
désir, qui l’obsède au point de lui faire perdre la raison, d’obscurcir son inscription dans l’état de
culture :
« Dans l’état de barbarie auquel l’intégrisme a réduit l’Islam, le sexe occupe une place
7. Idrîs al-‘Amrâwî, Tuḥfat al-malik al-‘azîz bi-mamlakat Bârîz, traduit par L. Barbulesco sous le titre Le
paradis des femmes et l’enfer des chevaux, Paris, L’Aube, 1992.
8. Inséré en quatrième de l’édition de poche, 2002.
9. idem.
10. Nous emploierons le terme « pré-moderne » dans une acception différente du « pré-industriel » marxiste, et
sans aucune arrière-pensée téléologique. Il s’agit dans le cadre de cet essai de signifier l’époque pré-
coloniale, à laquelle les contacts entre cultures différentes n’avaient pas atteint une fréquence et une
ampleur provoquant une violente mise en question de leurs présupposés.  
11. Qâsim Amîn, Taḥrîr al-mar’a, Le Caire, 1901, éd. M. ‘Amâra, Al-A‘mâl al-kâmila, Le Caire, Dâr alShurûq, 1989, p. 364.
5exorbitante. Machine à détecter la libido partout, masquant chevilles, cheveux et regards
pour mieux légitimer le viol des réfractaires, scandant aux futurs martyrs les orgasmes
indéfiniment renouvelables du paradis d’Allah, l’islamisme témoigne chaque jour d’une
hantise singulière. S’il clame sa haine du sexe, c’est pour mieux en dévoiler l’obsession ».
C’est par ces lignes qu’une journaliste écrivant dans un magazine français « de gauche », ouvre en
2004 son essai Le sexe d’Allah
12
. La formule provoque l’embarras pour plusieurs raisons :
évidemment parce que la mention de viols ou de « futurs martyrs » assimile un ensemble de cultures à
une violence sexuelle instaurée en norme, ainsi qu’au terrorisme, dans une allusion évidente aux
attentats du 11 septembre 2001. Quand bien même seul « l’intégrisme musulman », avatar moderne du
fanatisme mahometan, serait visé, on voit pourtant mal chez quel penseur autorisé dans la mouvance
de l’islam politique le viol serait légitimé, comme il l’a pu effectivement l’être dans le cadre
particulier de la guerre civile algérienne des années 90, par des groupements basant effectivement
l’argumentation de leurs crimes sur une pensée se réclamant de l’islam.
Mais la formule met mal à l’aise pour une autre raison : elle met le doigt sur une contradiction
douloureuse pour quiconque s’est familiarisé avec la littérature savante de langue arabe, persane ou
turque, ou pour qui aura vécu ou découvert avec sympathie, dans son histoire individuelle ou son
parcours personnel, les cultures populaires du monde musulman : la présence d’une exaltation de la
sensualité et de la jouissance, d’un espace de transgression des normes religieuses les plus
contraignantes, d’une tolérance au discours du désir, qu’on ne parvient à concilier avec les
manifestations les plus violentes de rappel à la norme, qu’elle soit celle de la sexualité définie par la
religion ou celle de l’honneur tribal, où les corps féminins comme masculins doivent obéir à la
préservation d’un ordre atemporel.
Quel serait donc, dès lors, le véritable islam ? se demande le témoin extérieur, tout comme s’interroge
le musulman « identitaire » des diasporas communautaires occidentales, tout comme se posent cette
même question citoyens et citoyennes des Etats musulmans modernes, quand leurs désirs se trouvent
en butte à ces règles. Entre un discours moderne identifiant la religion musulmane à une collection de
prohibitions et d’entraves à la liberté du corps désirant, et un autre disqualifiant le religieux pour
rechercher une essence authentique de l’islam-culture dans ses discours subversifs à travers le temps,
l’honnête homme moderne en quête d’une vérité cohérente ne peut qu’être perdu.
Les mécanismes mis en place par le discours journalistique que nous citons, discours qui se veut
« dénonciation », demandent à être soigneusement examinés : le présent des sociétés musulmanes
serait donc une nouvelle barbarie, dont le signe même est la haine du sexe dans le monde d’ici-bas et
l’obsession que trahit cette haine. Mais « l’intégrisme » serait lui-même une trahison de l’islam,
essentiellement différent de cette idéologie qui en masque la vérité. Le corps islamique aurait été celui
de la jouissance avant de devenir lieu du supplice. La machine infernale de l’intégrisme pourchasse le
désir, voile le féminin et légitime la coercition de ce corps martyre. Le texte ne précise pas qu’il s’agit
avant tout du corps de la femme qu’il est question, mais « on sait de quoi on parle » semble dire la
phrase à son lecteur. L’emploi du verbe scander renvoie à la fois à la cantilation coranique et aux
foules hurlant des slogans hostiles à l’Occident, foules qui du Caire à Jakarta occupent les écrans de
nos télévisions. Le Paradis coranique est le « Paradis d’Allah », l’emploi du nom arabe de Dieu
permettant de retirer à cet « Islam intégriste » toute prétention à l’universalité et de le rejeter dans une
particularité fondant en irréductible altérité la croyance en un orgasme eschatologique. Ce paradis
n’est pas le nôtre, affirme implicitement le texte.
Quelle est la fonction d’une tel essai ? Ce n’est assurément pas de réformer ces cultures prises en
12. Martine Gozlan, Le sexe d’Allah, Paris, Grasset, 2004, p. 9. L’orientation républicaine laïcarde du journal
Marianne, où écrit la journaliste, conditionne ce grand-écart entre dénonciation outrée et apologétique
sous-jacente. Dans son article de juillet 2007 “Sexe et islam, ce qui se passe vraiment sous le voile”,
Marianne 534, la même journaliste exploite encore son filon avec un même ton paternaliste, décrivant un
centre commercial d’Amman où « on trouve tous les hidjabs et tous les strings qu’Allah veut bien mettre à
la disposition des croyantes », en appelle aux «Musulmans mes amis, chers soleils de mes petites
compagnes pressées de vous presser dans leurs bras blancs meurtris de fatwas », et fait parler ses
« informatrices » comme des héroïnes des Mille et une nuits.
6bloc ; le lectorat visé est celui qui s’est laissé prendre au piège d’une vision idéalisée du rapport au
désir dans le monde de l’islam. L’essai viserait donc à ouvrir les yeux du public sur une perception
faussée, un anachronisme. Celui que la journaliste cherche ainsi à dessiller est peut-être le lecteur des
Mille et une nuits ou des traités d’érotologie, ou l’honnête homme curieux de découvrir l’œuvre de
personnages devenus dans les imaginaires occidental et oriental modernes des figures emblématiques
du plaisir, comme le poète arabe Abû Nuwâs (m. v. 815) ou le Persan Omar Khayyâm (m. 1131), et
qui aura cru trouver en eux une préfiguration d’un rapport actuel au plaisir. C’était avant, nous dit-on,
validant l’idée d’un Orient sensuel tout en la rejetant dans un passé révolu.
L’Occidental naïf qui doit être mis en garde est peut-être le lecteur de L’encyclopédie de l’amour en
Islam, un ouvrage de M. Chebel
13
dont la journaliste salue néanmoins « l’œuvre très riche et
remarquablement documentée ». Abusé, il aura lu l’article « amour » de cette Encyclopédie, où à la
faveur d’une étourdissante démonstration de virtuosité linguistique lui auront été lancés pas moins de
quarante termes transcrits — fautivement — de l’arabe, du turc — de cuisine —, du persan et du
kabyle, et traduits (avec la plus navrante fantaisie) ; il aura trouvé mention d’une hypothétique
divinité paganique arabe « probablement déesse de l’amour », et appris que :
« Les lexicographes arabes donnent pas moins de soixante-dix synonymes à l’amour
(houbb), cent à cent dix pour les corrélations directes que tous ces mots n’ont pas manqué
de générer à leur tour et plus d’un millier de figures comparatives, métaphores, images
condensées et allégories sublimes auxquelles recourent les poètes de tous les siècles,
qu’ils soient arabes, persans ou turcs, ainsi que le fellâh du Nil, le théologien d’alQarawiyyîn ou le pêcheur d’Agadir ».
On ne s’étendra pas ici sur cette singulière comptabilité, mais quand l’horizon d’attente implique que
les pêcheurs marocains et les paysans égyptiens emploient des allégories sublimes pour exprimer leur
amour dans un vocabulaire chatoyant, on conçoit que les crimes d’honneurs, les lapidations de
femmes adultères, les jeunes filles brûlées vives dans des locaux à poubelles de banlieues françaises,
les arrestations de couples amoureux sur les plages indonésiennes ou les arrestations d’homosexuels
piégés par l’internet au Caire — pour référer à des événements marquants du début du XXIe siècle
abondamment traités par la presse française et associés à divers niveaux avec « la » culture
musulmane
14
 — provoquent une certaine déception.
Car c’est bien de déception qu’il est question ici :
« Pour moi, dès l'adolescence, l’Orient a été la patrie de la volupté, de l'amour, de la
beauté. De la douceur de la mélopée arabe et du poème persan à la splendeur des
coupoles, je me suis fait une certaine idée, mystique et charnelle, de la sensualité... Plus
13. Malek Chebel, Encyclopédie de l’amour en Islam, Paris, Payot, 1995, éd. de poche 2003, pp. 67-8. On
notera l’emploi du I majuscule.
14. Sur les crimes d’honneur: voir par exemple Libération 03/09/2005 article de J. Kahane sur les
revendications des femmes en Irak, ou 16/09/2005 sur trois frères kurdes vivant en Allemagne et ayant
assassiné leur soeur ; lapidation de femme adultère : en 2002, la Nigériane Amina Lawal est condamnée à
mort par une cour d’un état du nord musulman de cet Etat, provoquant une crise dans le pays et un émoi
international. En Suisse, Hani Ramadan justifie dans un article (“La sharî’a (loi islamique) incomprise”,
Bulletin du CRDM 2, septembre 2002) cette condamnation et publie une tribune dans le même esprit dans
Le Monde, tandis que son frère le prédicateur Tariq Ramadan appelle à un moratoire sur la lapidation lors
d’un débat avec le ministre français de l’intérieur N. Sarkozy, en 2003. L’idée du «moratoire » est mal
reçue et dénoncée comme tartufferie par le psychanalyste F. Benslama dans son essai Déclaration
d’insoumission à l’usage des musulmans et de ceux qui ne le sont pas, Paris, Flammarion, 2005 ; jeune
fille brûlée: allusion au fait divers d’octobre 2002 où une jeune fille de 19 ans, Sohane Benziane, est tuée
par un amoureux éconduit. L’affaire donne de l’ampleur au mouvement « Ni putes ni soumises » qui dans
son discours lie « culture de cité », islam, machisme et patriarcat. L’idée que les représentations de la
sexualité, les normes du désir et le rapport au corps dans la jeunesse issue de l’immigration maghrébine et
vivant dans les banlieues française soit inextricablement liées à leur identité musulmane est permanente à
la fois dans le discours de cette jeunesse, dans les interviews publiées à l’occasion de ce drame dans la
presse, ainsi que dans celui des journalistes ; en 2002-2003, la police égyptienne piège à plusieurs reprises
des jeunes hommes par le biais de l’internet, voir le rapport de Human Rights Watch du 21/02/2003. Ces
tracasseries policières dégénérant parfois en tortures feront l’objet d’articles dans la presse homosexuelle
occidentale ainsi que dans les magazines généralistes.
7tard, devenue journaliste, je suis allée explorer cet espace, du Maghreb à l'Iran, et le
songe se changea, tragiquement, en sang. La grande nuit intégriste avait obscurci les aires
de lumière [...] Je vis partout la lourde et terrible obsession sexuelle poignarder le
gracieux Eros oriental. J'entendis les chants mourir sur les lèvres des femmes au motif
que leur voix conduisait les hommes en enfer. Mais l’enfer, il leur était, à elles, chaque
fois réservé... Alors, je voulus comprendre comment [...] l'Islam des amants avait été
chassé de l'azur et mené aux ténèbres »
C’est ce que révèle le texte mis en exergue en quatrième de couverture de cet essai. Parallèlement, la
quatrième de couverture de l’Encyclopédie de M. Chebel affirme que « l’on peut être un musulman
fidèle, respectueux du texte sacré, sans être ennemi de la jouissance charnelle », et l’auteur affirme
avoir parcouru « l’univers amoureux des pays musulmans, du Maghreb au Proche-Orient, de la
Turquie à la Perse » afin de décoder un « imaginaire amoureux riche et complexe ». Dans les deux
textes, une même essence semble unir les sexualités musulmanes, d’un océan à l’autre, pour le
meilleur ou pour le pire.
Les grands reporters ne sont pas innocents au point de prendre les Mille et une nuits pour argent
comptant, mais quand l’érotisme des Nuits se pare des habits du discours scientifique pour présenter
un « autre visage de l’islam»
15
, la confrontation avec le réel devient risquée. A ce titre, le présent
serait donc une monstrueuse perversion du « véritable islam», à l’authenticité libertine perdue, rejetée
dans le passé. Mais ce passé n’est pas un passé historique ; c’est plutôt le passé de la pensée
européenne, un passé de l’information, moment de la perception occidentale. En France, cette
nostalgie n’est pas une nostalgie d’un quelconque âge d’or musulman mais d’un premier intérêt pour
les littératures de l’islam, dans lequel ce sont précisément des chef d’oeuvres de l’érotologie qu’on
édite ou réédite.
A la fin des années 1970, Pierre Bernard, directeur des éditions Sindbad, permet au public français de
découvrir les romans de Nagîb Mahfouz, tandis les traductions élégantes (bien que souvent
approximatives et sans mention précise des manuscrits utilisés) de René R. Khawam initient le public
à l’érotologie arabe médiévale : un classique attribué au polygraphe Suyûṭî (1445-1505), le Rashf alzulâl min al-siḥr al-ḥalâl dans lequel divers représentants de métiers racontent dans leur propres
termes leur premiers ébats d’hommes mariés est traduit sous le titre Nuits de noces en 1972, suivi
l’année suivante par un autre traité érotique du XIVe
16
. « La prairie parfumée où s’ébattent les
plaisirs » (Al-Rawḍ al-‘âṭir), du Tunisien Muḥammad al-Nafzâwî, en circulation ininterrompue en
Europe depuis le XIXe siècle
17
, est un petit succès de librairie lors de sa nouvelle parution en français
en 1976. Le piquant compendium des transgressions qu’est le Délices des coeurs (Nuzhat al-albâb) de
Tîfâshî (1184-1253), est lui republié en 1981
18
, tandis que La prairie des gazelles (Marta‘ al-ghizlân)
de Muḥammad al-Jawbarî (1383-1455) paraît avec le sous-titre « éloge des beaux adolescents » en
1989.
Ces textes d’érotologie, toujours publicitairement présentés comme dévoilement d’un « islam de
tolérance », ont puissamment participé au renforcement d’une isotopie de « l’ islam de jouissance »,
nécessaire « banalisation » de l’islam dans la culture mondiale et condition de l’inscription des
cultures qui s’en réclament dans la modernité, par le biais d’écritures médiévales sorties de leur
contexte de production, qui paraissent ainsi, presque fortuitement, correspondre dans leur esprit à
l’instant hédonique vécu par la société occidentale au tournant du XXIe siècle. A sa décharge, ce
courant entreprend de banaliser l’islam par la seule voie effectivement susceptible de séduire une
15. Sous-titre donné à la traduction française par René R. Khawam de l’ouvrage Le voile arraché de ‘Abd alRaḥmân al-Jawbarî (XIIIe siècle), assurant qu’il s’agit « d’une des plus sûres voies d’accès offertes à ceux
qui rêvent d’explorer la société islamique dans son intimité ». L’article défini singulier est en lui-même
révélateur, comme la phraséologie renvoyant explicitement au harem, au caché, au voilé et à l’inconnu.
16. Al-Zahr al-anîq fî l-baws wa-l-ta‘nîq de ‘Alî al-Baghdâdî, traduit sous le titre Les fleurs éclatantes dans
les baisers et l’accolement, Paris, Albin Michel, 1973.
17. Traduction anglaise de l’orientaliste Sir Richard Burton (1821-1890), également traducteur du Kama
Sutra.
18. Première édition de la même traduction dans les années 70 chez J. Martineau, Paris.
8large frange du public occidental, les autres productions culturelles — sans parler du politique ou de
l’idéologique — étant peu porteuses d’universalité. Significativement, l’impression de ces textes en
langue arabe, chez des éditeurs reconnus, est plus tardive (années 90), parfois effectuée depuis
Londres ou Cologne ; la diffusion de cette littérature « débauchée » (mâjina) est parfois dénoncée par
des conservateurs comme visant à « faire douter les musulmans de leur religion, de leur histoire et de
leur patrimoine, afin de leur faire croire que cette débauche éhontée fait partie du legs des grands
savants (‘ulamâ’) de l’Islam»
19
.
Le courant de l’islam de jouissance est hautement conscient de l’existence d’un discours contraire,
dénonciateur des interdits et des violences, qu’il s’applique à corriger. L’originalité des citations
journalistiques précédentes, en comparaison avec un féminisme anti-islamique virulent comme celui
d’Oriana Falacci par exemple, est finalement de faire le pont entre les deux courants éditoriaux
dominant les représentations contemporaines des normes sexuelles dans les sociétés musulmanes,
participant à la fois de la condamnation et de la mise en garde contre une barbarie incompréhensible
selon les grilles de la modernité, et de l’affirmation comme vérité historique d’une « autre face » de la
sexualité islamique.
Au moment où se multiplient en France les éditions de texte érotiques arabes, au tournant des années
1980, apparaissent simultanément des textes fondateurs d’une vision féministe de la sexualité en terre
d’islam : l’essai de la militante égyptienne Nawâl al-Sa‘dâwî « La face cachée d’Eve »
20
, qui
développe la thèse à la fois dénonciatrice et apologétique d’un islam originel libérateur pour les
femmes, interdisant la pratique barbare du meurtre des filles (wa’d), et assurant à la femme sa part
d’héritage, mais ultérieurement trahi par les clercs et l’idéologie patriarcale. La thèse fait sens dans le
champ intellectuel égyptien, où par conviction intime ou cynisme stratégique, la défense d’un agenda
moderniste est conditionnée, pour réussir, à l’absolution donnée à la religion nationale, saisie comme
vérité atemporelle et essentielle. En Occident, ce topos hérité de la Nahḍa alimente un courant
défendant la compatibilité entre « l’islam» et la modernité (dans le domaine des rapports entre les
sexes) sous condition d’un « retour aux sources »
21
, tout en confortant une vision de la femme arabe et
musulmane bafouée au nom de la religion. La révolution islamique en Iran (1979) qui impose le port
du châdor, recherche la ségrégation des sexes dans l’espace public, et abaisse l’âge légal du mariage
de 18 ans à 15 ans pour les filles, entre autres mesures, illustre de la manière la plus violente la
collusion entre théocratie et patriarcat dans un cadre islamique. Ce n’est pas un « stéréotype » qui se
renforce à cette occasion en Occident, les faits étant bien réels, mais plutôt une réactivation, nourrie
par l’islam politique, qui est le premier promoteur d’une vision essentialiste de l’islam, d’une
confusion des genres.
Le beau roman de N. Sa‘dâwî Ferdaous, une voix en enfer
22
, paru en 1981, devient lui aussi une
référence de la souffrance féminine : la narratrice, une prostituée condamnée à mort après avoir tué un
client, livre sa vie à une psychologue visiteuse, écho de l’auteur donnant à ce texte de fiction un
parfum d’authenticité documentaire. La violence virtuose de son monologue introductif, dans laquelle
le personnage affirme n’avoir jamais pu voir une photographie d’homme puissant sans cracher dessus,
puis évoque la veulerie des hommes de son village, les attouchements dont elle était victime, et son
excision traumatisante pratiquée avec la complicité des femmes, place le contrôle du plaisir féminin
au coeur de la perception occidentale d’une « vision islamique » de la sexualité
23
, et particulièrement
19. Abû ‘Abd al-Raḥmân b. ‘Aqîl al-Ẓâhirî dans la revue saoudienne Al-Majalla al-‘Arabiyya, n°316, juillet
2003.
20. Naoual el-Saadaoui, La face cachée d’Eve, Paris, Des Femmes, 1982, traduit de The Hidden Face of Eve,
Londres, Zed, 1980.
21. Ce n’est cependant pas la thèse de Fatima Mernissi, dont les travaux largement diffusés et utilisés par
l’historiographie anglo-saxonne (avec une certaine légèreté) visent au contraire à démontrer que l’islam
dès l’origine vient mettre à bas une tolérance pré-islamique, voir infra.
22. Naoual el-Saadaoui, Ferdaous, une voix en enfer, Paris, Des Femmes, 1981, traduit de Imra’a ‘inda
nuqṭat al-ṣifr [une femme au point zéro], Le Caire, 1977. La traduction est réalisée par A. Trabelsi et A.
Djebar, féministe algérienne elle-même voix de référence dans les années 1980.
23. Parallèlement, le critique libanais George Ṭarâbîshî fait paraître une critique de Sa‘dâwî dont il considère
la fiction comme contre-productive du fait des excès du personnage, dans Unthâ ḍidd al-’unûtha,
9la pratique de l’excision en Egypte et en Afrique sub-saharienne. Ironiquement, alors que Sa‘dâwî
s’applique à démontrer dans son essai le caractère non-islamique de la mutilation génitale, elle
devient en dépit de son caractère exceptionnel (sur le plan géographique) associée à l’islam dans
l’imaginaire des pays à forte immigration sub-saharienne.
Des penseurs issus du monde musulman, et jouissant ainsi du double privilège de tenir un discours
« de l’intérieur » et de ne pouvoir être soumis à l’accusation de racisme, nient en bloc cette présence
d’une culture du plaisir en islam. Dans une interview, le romancier et dramaturge algérien Mohamed
Kacimi affirme :
« [le noeud de la crise du monde musulman] se situe essentiellement autour de la femme
et de la sexualité. Avec l’obsession de «l'honneur», du regard des autres sur «nos»
femmes. Dans le langage des religieux, la femme est qualifiée de «Aoura», c'est-à-dire de
«honte». Pour dire cette obsession, il faut souligner que la plupart des titres islamistes que
l’on vend dans les rues du Caire ou de Rabat portent essentiellement là-dessus, on y
trouve comment punir sa femme, comment maîtriser la créature de Satan, comment
contrôler ses instincts, etc. Je suis interloqué d’entendre évoquer «la volupté du monde
arabe», les Mille et Nuits, à chaque fois qu’il y a une crise ; de voir ces quelques
penseurs qui nous ressortent les «délices» d’une civilisation qui a produit les harems, et le
ḥammâm, et «l'Orient». Ce n’est pas parce que quelques figures ont traversé quinze
siècles d’obscurantisme, à cause de quelques moments privilégiés à Bagdad, Damas ou
Cordoue, qu’on peut occulter ou, pis, magnifier toute cette histoire de lente décadence qui
mène l'homme, aujourd'hui, à ce culte de la mort et à ce déni de l'amour. Tout comme il
fonctionne sur une foi aveugle dans les textes, l'islamisme peut-être également perçu
comme l’émanation et l'expression d'une profonde misère sexuelle collective. La femme
réelle est voilée, occultée, interdite, déclarée par la plupart des pays comme mineure pour
mieux exalter les «vierges du Paradis». Comme si tout ce qui est vivant faisait de l'ombre
à Allah ! »
24
.
Cette fois, l’essence des cultures musulmanes serait donc l’obscurantisme, le même en tout lieux et
tous temps. La fiction de la « décadence », impliquant ontologiquement un âge d’or, est cependant
avalisée par Kacimi, tout comme celle des «moments privilégiés », l’Andalousie des trois religions, la
Maison de la Science à Bagdad, etc. Mais ces moments ne seraient qu’exception dans les ténèbres, la
« lumière » étant implicitement assimilée à la raison, au sens dix-huitièmiste, et non bien-sûr aux
lumières muhammadiennes des mystiques musulmans. Des mots-clefs sont lancés: la « culture de
l’honneur », obsession des cultures patriarcales et tribales, se voit associée au discours du religieux, où
pourtant elle n’a pas sa place. Le terme technique ‘awra, qui désigne les parties du corps devant être
dissimulées devant l’étranger, devient par un glissement sémantique incontrôlé « honte » (‘âr), et la
thèse extrême selon laquelle le corps tout entier de la femme serait à dissimuler à l’étranger, devient
par synecdoque la Femme même, essentialisée et honteuse. Islam devient là un « corpus intangible de
croyances, de doctrines et de normes divines, sacrées et sacralisantes, donc ahistoriques »
25
.
Encore faut-il remarquer que, dans la poursuite d’une millénaire querelle idéologique islam /
christianisme, l’assimilation islam / plaisirs interdits n’est pas nécessairement entièrement passée dans
le camp des « défenseurs » humanistes de l’islam, mais peut, sous des oripeaux modernistes, se
perpétuer dans la pensée occidentale conservatrice, au nom de ses nouvelles priorités. Ainsi, une
militante d’extrême-droite américaine clame sur un site internet destiné à la « défense des droits des
hétérosexuels » que « L’islam promeut la pédophilie homosexuelle »
26
, en détournant des passages
d’articles scientifiques...
Ces discours contradictoires font de l’Islam à la fois une grille de lecture du passé comme du présent,
Beyrouth, sd. Ṭarâbîshî tout comme Sa‘dâwî semblent considérer le texte de fiction comme lesté d’une
charge épistémologique, devant expliquer le monde et le réformer.
24. Libération, 07/10/2006.
25. Mohamed Arkoun, La Pensée arabe, Paris, PUF (Que Sais-je), 6e édition, 2005, p. 6.
26. Denise Caster, “Islam Promotes Homosexual Child Abuse”, 2003, http://reactor-core.org/islamichomosexuality.html.
10et l’objet d’une lecture où divers phénomènes sélectionnés dans l’immensité des cultures musulmanes
en dessinent les contours permanents, ou en précisent une « évolution », saisie comme progrès ou
corruption. La première interrogation qui naît de ces discours concerne ce qu’on peut sérieusement
désigner par islam et les limites dans lesquelles ce nom peut être invoqué. L’usage académique
français distingue entre islam, désignant la religion, et Islam, se référant à la civilisation et la culture
des sociétés marquées à divers degrés par le « fait islamique », pour reprendre l’utile formule de M.
Arkoun
27
. Mais dans la mesure où la séparation entre le sacré et le profane ne fait pas sens dans les
sociétés pré-modernes, la démarcation de ce qui est strictement de l’ordre du religieux au sein du
culturel est parfois difficile à établir.
Le terme islam devrait désigner au premier degré, en ce qui concerne la culture du corps et
l’expression du désir, ce qu’en disent les textes fondateurs du fait religieux (Coran et sunna), dans la
mesure où on admet leur interprétation canonique. Dans un second cercle, encore désigné par le terme
islam mais caractérisé par une plus grande variation du contenu, peuvent être placés les discours
produits au cours des siècles par des ‘ulamâ’ reconnus comme légitimes dans le cadre de leurs
communautés et de leurs écoles, et qui constituent, dans leur interaction avec les textes fondateurs, les
« discours de l’islam» proprement dit sur la sexualité. La pratique sociale, populaire ou élitiste, quand
elle se définit comme mise en acte de ces discours, pourrait elle aussi être rangée dans la catégorie
islam ; mais déjà une ambiguïté apparaît, en ce que ces pratiques, différentes selon le lieu et le temps,
sont parfois en contradiction, en décalage ou dans un rapport d’interprétation avec les différents
discours tenus par les écoles dogmatiques et juridiques et leurs représentants individuels.
Enfin, quantité de discours (littéraire, médical, biographique, etc.) qui sont ceux de l’Islam se réfèrent
en permanence à ceux de l’islam pris comme norme morale, mais promeuvent ou citent d’autres
normes et pratiques. L’Islam doit autant à l’islam qu’à sa confrontation, sa compétition, son jeu
d’influences croisées avec nombre de composantes : substrats hellénique, mazdéen, indien, arabe pré-
islamique, berbère, pensée grecque, historiographie persane, théologie juive et chrétienne, etc.
Certaines normes semblent être, en un lieu et moment donnés, des éléments culturels stables ; ainsi, à
titre d’exemples, la claustration des femmes citadines libres, l’appréciation de la beauté de
l’adolescent mâle, ou la circoncision. Mais la mesure dans laquelle on peut les rapporter à l’islam est
toujours discutable. L’Islam est en quelque sorte, l’histoire des agencements du réel avec l’islam, qui
est lui même un ensemble de normes évolutives. L’attitude éditoriale contemporaine consistant à
« brocarder l’islamisme sans jeter l’islam du bain (à la rose) »
28
est fondamentalement une confusion
entre islam et Islam, une incapacité à penser qu’il n’est pas toujours possible de trouver une cohérence
au sein des cultures musulmanes, que cette multiplicité des attitudes et des représentations, cette
partielle incohérence est le fait de toute culture. Là encore, c’est le désir des détenteurs du pouvoir
dans la communauté, l’Etat en premier lieu mais aussi les tenants du discours autorisé, qui fixent à
chaque époque les limites franchissables et celles qui demeurent rigides.
Les objectifs de cet essai seront d’identifier et de déconstruire
29
les discours dominants tenus sur la
sexualité dans les cultures musulmanes, et d’examiner les réponses apportées par la recherche
universitaire contemporaine sur les questions du corps, du désir, de l’amour et de la jouissance en
Islam (en se centrant particulièrement mais sans exclusive sur l’Islam arabe)
30
. On confrontera corpus
littéraire, textes juridiques, sources historiques, études sociologiques et mémoires individuelles. Il
s’agira de distinguer entre les différentes formes de normativité et leurs évolutions (sexualité
reconnue aux femmes, cadres légaux de la polygamie, du concubinage, séparation des sexes et
27. Mohamed Arkoun, op. cit., p.3.
28. Eric Loret, Libération 25/01/2007, p. III.
29. Nous employons le terme « déconstruire » dans son acception devenue courante, dépassant le cadre des
travaux de J. Derrida. Cependant, nous pourrions en donner la définition qu’il en fixe lui-même :
« analyser les structures sédimentées qui forment l’élément discursif, la discursivité philosophique dans
laquelle nous pensons », Le Monde, 12/10/2004.
30. A la période contemporaine, la majorité des exemples empruntés se référeront à l’Egypte, en tant
qu’exemple de société musulmane complexe. On se gardera d’en conclure sur une quelconque
universalité islamique de ces exemples.
11homosocialité, statut des désirs et des pratiques pédérastiques, homosexuels, etc.) en interrogeant plus
largement la notion de plaisir, licite ou illicite, dans les sociétés islamiques.
On tentera de contextualiser socialement et historiquement différents cas illustrant la pertinence ou
l'absence de pertinence de cet hypothétique i/Islam « libéral » en matière de sexualité, en montrant la
part de construction orientaliste dans cette représentation.
Actuellement, l’application au domaine des cultures musulmanes des gender studies qui se
développent outre-atlantique depuis les années 1980, et singulièrement l’analyse des normes sexuelles
et de leurs transgressions telles qu’elles sont reflétées par la littérature arabe (médiévale, pré-moderne
et contemporaine), demeure limitée dans la recherche universitaire française. Ce courant se développe
aux Etats-Unis
31
, ainsi que récemment en Grande-Bretagne
32
, mais ce sont le plus souvent en France
des féministes, des psychanalystes
33
, des polémistes, dont l’apport théorique est valable, mais qui ont
parfois une connaissance limitée ou inexistante à la fois de la langue et du corpus multiséculaire sur
lequel peut se fonder une réflexion
34
, qui ont étudié la sexualité et les concepts connexes d’amour, de
chasteté, de virilité, d’homosexualité, etc. dans l’islam classique et contemporain (sans toutefois
définir avec suffisamment de rigueur l’objet de leur étude ni sa périodisation). Une présentation de la
recherche anglo-saxonne s’impose donc ici.
Une objection s’impose : si l’on récuse les deux principaux courants éditoriaux traitant de sexualité et
islam/Islam en raison de leur essentialisme, de leur mépris de l’historicité, de la contextualisation, des
spécificités du lieu, si on refuse de considérer comme une monade ce «monde musulman » du VIIe au
XXIe siècle, si l’on refuse l’actualité des discours anciens, la notion même de « sexualité en islam/
Islam» fait-elle encore sens ? Ne se retire-t-on pas par la même toute légitimité à fonder en objet
d’analyse l’étude des normes et des transgression sexuelles dans les sociétés concernées par le fait
islamique ? Cette interrogation forme l’une des problématiques qui traversera cet essai : est-il légitime
de constituer un objet transhistorique intitulé « sociétés arabo-musulmanes » pour l’étude du plaisir
sexuel, de ses normes et transgressions ?
Depuis l’essai d’Abdelwahab Bouhdiba, La sexualité en Islam (1975), premier ouvrage à interroger la
possibilité même de penser une communauté de pratiques et de représentations dans les sociétés
musulmanes, quantité d’articles et de monographies sur les normes sexuelles dans le monde islamique
à travers l’histoire se sont succédées. Leur confrontation permet-elle de repérer effectivement des
invariants, et dans quelle mesure ces invariants sont-ils effectivement spécifiques à l’aire arabomusulmane, au regard d’autres aires culturelles (les modèles grecs, latins, l’Inde, l’Europe médiévale
ou moderne, les Etats-Unis d’avant-guerre, etc.) ? De quelles sources d’information disposons-nous,
quels textes classiques et modernes sont susceptibles d’être exploités, et quelle valeur peut-on
accorder aux représentations et aux discours pour tenter de cerner la réalité des pratiques ?
Une première hypothèse de travail peut être posée : quand bien même l’islam est par définition
pluriel, il demeure que la référence suprême des cultures s’en réclamant, à travers le temps, est le
corpus sacré du Coran et du ḥadîth. Ce qui établit un lien entre Bagdad au IXe siècle, Cordoue au Xe,
Le Caire au XVe et le Maroc contemporain est la place de cette référence, et la façon dont les
contemporains construisent et reconstruisent leurs normes, plurielles, en fonction de ces textes-lois.
La seconde problématique que fait apparaître la confrontation des deux courants éditoriaux que nous
avons cernés est la tension, qui semble caractériser diverses sociétés arabo-musulmanes classiques ou
31. Voir par exemple Fedwa Malti Douglas, Woman’s Body, Woman’s Word : Gender and Discourse in
Arabo-Islamic Writing, Princeton, Princeton University Press, 1992 ; Power, Marginality and the Body in
Medieval Islam, Londres, Ashgate (Variorum 723), 2002 ; J.W. Wright, Jr. and E.K. Rowson (eds.),
Homoeroticism in classical Arabic literature, New York 1997 ; Paul Sprachman, Suppressed Persian,
Costa Mesa, 1995.
32. A l’origine thèse de doctorat soutenue à Cambridge, l’ouvrage de Khaled El-Rouayheb, Before
Homesexuality in the Arab-Islamic World, 1500-1800, Chicago, Chicago University Press, 2005, est un
ouvrage fondamental.
33. Fatima Mernissi, Malek Chebel, ou pour le meilleur Fethi Benslama.
34. Voir Katia Zakharia, « Usage des concepts psychanalytiques dans l’étude du monde arabo-musulman:
Réflexion critique », Arabica, tome XLII (1995), pp. 235-279.
12modernes, entre différentes normes, distinctes, qui se concilient à leur gré : les normes religieuse,
juridique, littéraire, médicale, sociale, etc. De plus, l’examen d’une norme implique celle de sa
transgression, parfois tolérée, selon des modalités ritualisées. Aucune n’est stable : l’interprétation de
la loi divine évolue. K. El-Rouayheb a par exemple étudié comment, entre le XVe et le XVIIIe siècle,
est abordée par les juristes la question de la licité du naẓar, le regard rituellement posé par les
mystiques sur un bel adolescent exemplifiant la splendeur divine. Le débat entre docteurs de la loi
pose la question centrale de la distinction entre actes et désirs : un désir dont la réalisation est illicite
est-il lui-même illicite ?
On verra aussi que les types de transgressions sexuelles dont fait état le discours littéraire ne sont pas
les mêmes selon les époques et les genres : les codes de la littérature d’adab au Xe siècle ne sont pas
ceux de la littérature moderne. Si cette dernière est peu diffusée dans la réalité sociale, elle est
théoriquement disponible pour tous, ce qui place la célébration des plaisirs qu’elle pourrait évoquer
plus directement sous la surveillance des pouvoirs ; les modes de consommation de l’écrit, eux aussi
si différents d’une époque à l’autre, expliquent la possibilité ou l’impossibilité de dire la
transgression.
Un troisième questionnement naît enfin de la confrontation entre visions contradictoires de l’altérité
islamique et occidentale : comment joue et influe l’effet de miroir entre Orient et Occident, depuis la
constitution orientaliste d’un Orient des plaisirs, particulièrement à partir du XVIIe siècle, jusqu’à
l’imposition d’une modernité pudibonde revendiquée par les nationalismes arabes, turcs ou iraniens,
en réaction à la dénonciation du vice oriental dans le discours colonial ? Un premier courant de la
recherche anglo-saxonne déconstruit l’Orient lascif des voyageurs européens
35
, un autre, plus original,
montre, en appliquant aux sociétés musulmanes la recherche initiée par M. Foucault dans son Histoire
de la sexualité, comment une régulation victorienne des plaisirs marque l’entrée de sociétés moyenorientales traditionnelles dans une modernité vécue comme universelle, en Egypte
36
ou en Iran
37
. Il
s’agira de faire le point sur cette recherche et de montrer comment le discours public mais aussi la
littérature moderne
38
reflètent cette hésitation entre superposition de normes multiples, alors que
l’Occident post-moderne réhabilite l’erotica arabe classique et y célèbre les transgressions qui s’y
reflètent, humanisant par là-même la culture arabo-musulmane aux yeux du lectorat occidental (ainsi
que des diasporas arabes en Occident et des élites occidentalisées dans le monde arabo-musulman,
demandeuses de cette inscription dans une culture mondiale) en la faisant entrer dans une certaine
conception de l’Universel, alors que sur l’autre bord de la Méditerranée, les sociétés musulmanes
contemporaines se réinventent des « usages et traditions » rigoristes. C’est là un des ressorts des
tensions entre monde arabe et Occident sur le plan de la libre expression du désir, depuis les scandales
de censure du patrimoine littéraire dans le monde arabe, des versions expurgées des Mille et une nuits
à l’interdiction d’enseigner le roman du Marocain Mohamed Choukri Le pain nu, jugé obscène, à
l’Université Américaine du Caire en 1998
39
, à titre d’exemples.
***
Les plaisirs posent nécessairement, dans les sociétés pré-modernes, la question de leur permission ou
de leur prohibition. Le pouvoir est exercé au nom de la foi, qui scripte les désirs et les encadre. Or,
une secte — ce qu’est l’islam naissant jusqu’au milieu du VIIe siècle — ne devient religion que parce
que sa doctrine est érigée comme vérité par une autorité temporelle, qui applique par la persuasion ou
35. Voir Rudi C. Bleys, The Geography of Perversion. Male-to-male sexual behaviour outside the West and
the Ethnographic Imagination 1750-1918, New York, 1995.
36. Bruce Dunne, Sexuality and the 'civilizing process' in modern Egypt, unpub. diss., Washington, D.C.
1996
37. Afsaneh Najmabadi, Women with Mustaches and Men without Beards, Gender and sexual anxieties of
Iranian Modernity, Berkeley, University of California Press, 2005.
38. A la suite de notre article “Male Homosexuality in Modern Arabic Literature”, Imagined Masculinities,
M. Ghossoub éd., London, Saqi Books, 2000.
39. Voir Richard Jacquemond, “Les limites mouvantes du dicible dans la fiction égyptienne”, Egypte-Monde
Arabe 3-1/2000, Le Caire, 2001, pp. 76-9.
13par la force les préceptes dictées par le dogme concernant la vie et le corps des individus. Il importe
particulièrement en ce domaine de distinguer le discours de la foi de celui de la loi qui en découle plus
ou moins directement, et les deux précédents de celui de la société. Parfois se révèle une tension entre
ces composantes. Comme en d’autres domaines, les sociétés musulmanes ne se réduisent pas, quand il
est question de jouissance et de corporalité, à ce que « dit » la religion, rapide synecdoque qui ramène
en fait à ce qu’en disent les garants autorisés. Mais une fois faite la nécessaire distinction entre islamfait religieux et Islam-civilisation, il ne faudrait pas pour autant se représenter le premier comme
tenant de l’essentiel et du transcendant, et le second de l’adventice et du mouvant. Ce que l’on nomme
usuellement islam, soit l’ensemble des dogmes, des dispositions figées par un écrit autorisé, et des
pratiques reconnues comme « religieuses » par la communauté des savants gardiens de la doxa, est un
domaine traversé par le débat et dont l’élaboration non seulement se déroule sur des siècles, mais ne
cesse jamais. Tout énoncé commençant par « l’islam considère... » pour préciser dans l’absolu une
position normative sur telle ou telle pratique sexuelle, sur le voile féminin, sur la pilosité masculine,
ne fait pas sens pour l’historien : cela ne saurait être que la parole du croyant ou du polémiste.
Pareillement, la précaution méthodologique consistant à refuser de placer sur un même plan le monde
médiéval et l’univers globalisé contemporain, ou des cultures éloignées de milliers de kilomètres que
n’unit que le seul fil d’un rattachement à une «même » religion, doit aussi s’appliquer dans le cadre du
monde pré-moderne. Sans doute l’histoire bouge-t-elle moins vite pendant un millénaire qu’au long
du dernier siècle ; mais il est tout à fait certain que les habitants de la péninsule Arabique au VIIe
siècle et ceux des régences barbaresques d’Alger et Tunis au XVIIe ne pouvaient placer les mêmes
sens et les mêmes sensations derrière des mots qu’ils partageaient effectivement avec les Arabes
d’antan. De même, les docteurs de la loi ne sont pas unanimes dans leur approbation, tolérance, ou
condamnation, voire le silence qu’ils gardent sur des plaisirs particuliers. Enfin, la question de la
spécificité de l’Islam au Moyen-Âge et au début de l’ère moderne est épineuse : nombre d’usages et
conceptions (les bains publics, la réclusion féminine, l’appréciation des éphèbes, entre autres)
semblent proches des civilisations précédant l’avènement de l’islam dans le bassin méditerranéen et
en Asie, et fort comparables à ce que rencontrent les chercheurs dans l’Europe médiévale. La
codification de la sexualité, la police du corps ne sont pas des particularités du monde musulman,
particulièrement au moment de son apparition. M.H. Benkheira fait ainsi l’hypothèse qu’au moment
où apparaît l’islam, « son chemin croise un vieux mouvement de moralisation et de codification de la
sexualité, né chez les Grecs et les Romains, puis transmis aux Juifs et qui atteindra son apogée dans la
pensée chrétienne, chez les Pères de l’Eglise »
40
. L’expansion islamique modifiera progressivement et
profondément les mœurs arabes, du fait du contact des conquérants avec d’autres cultures, et forcera à
une réinterprétation des préceptes et interdictions du Coran et de la tradition
41
, établie et mise en
corpus au cours des trois premiers siècles.
Mais persistance de motifs ne signifie pas identité de leur signification. Evoquant le topos poétique du
vin bu en compagnie du/de la bien-aimé(e) et la figure érotisée de l’échanson, qui sont communs aux
littératures arabe, perse, turque et urdu, W. Andrews et M. Kapaklı mettent en garde contre l’idée trop
courante que :
« des images identiques utilisées par un poète mystique de langue arabe vivant à Bagdad
au XIe siècle, un poète de cour dans l’Espagne du XIIe, un Persan du XIIIe, un Ottoman
du XVIe et un poète Urdu vivant dans la Delhi du XVIIIe siècle évoqueraient toutes le
40. [Mohammed] Hocine Benkheira, “Moralisation et politique du sexe dans l’islam médiéval”, Religion et
sexualité, J. Maître, G. Michelat éds., Paris, L’Harmattan, 2002, p. 151.
41. J’emploie le terme français « tradition » non pas dans son acception commune, mais comme synonyme de
sunna, c’est-à-dire les propos et récits attribués au Prophète et à ses compagnons de la première
génération de convertis à l’islam, au VIIe siècle.
14même objet, sans référence aux temps et aux circonstances changeantes. Dans un tel
discours ahistorique, les récits des chercheurs convergent finalement avec ceux des
théologiens, qui affirment le caractère universel et transcendant de l’Islam [...] Trop
souvent les universitaires, pourtant méfiants envers ce type de prétentions universalistes,
supposent sans questionnement que le jeune aimé ou la séance de vin, par exemple,
signifient la même chose dans la Shiraz du XIVe et l’Istanbul du XVI [...] Il devrait
pourtant être évident que le serveur d’une taverne tenue par un Italien ou un Juif à Galata
dans l’Empire Ottoman du XVIe est un personnage totalement différent du garçon
zoroastrien dans une taverne des faubourgs de Shiraz, deux siècles plus tôt. »
Malheureusement, la prise en compte de la diachronie dans les études consacrées à la sexualité dans le
monde musulman est récente, et les matériaux publiés à la disposition du chercheur permettent
difficilement de percevoir les évolutions importantes, confortant ainsi un sentiment d’une permanence
des motifs, des coutumes et des représentations.
Il n’existe pas un unique discours tenu dans les sociétés musulmanes pré-modernes sur la sexualité et
qui puisse être considéré comme la « vision musulmane » du rapport qu’ont entretenu les individus
avec leurs corps et avec le plaisir. C’est sans doute là l’écueil principal des premières synthèses,
comme celles de G.-H. Bousquet en 1953
42
et de A. Bouhdiba en 1975, toutes deux encore
couramment citées. En dépit de leur extrême sérieux et qualités, ainsi que de leur conscience aiguë du
problème méthodologique que pose la constitution d’un objet « vision musulmane de la sexualité »,
ces travaux partent à la recherche d’un unique discours cohérent permettant de rendre compte aussi
bien du passé que du présent. G.-H. Bousquet se demande où chercher une « éthique sexuelle » en
Islam. Il argue que c’est essentiellement dans la Loi et ses sources qu’on la trouvera
43
, loi constituée
par le Coran, la tradition prophétique (sunna), et exemplifiée par la somme théologique du « champion
de l’orthodoxie » Abû Ḥâmid al-Ghazâlî (m. 1111), intitulée «Revivification des sciences religieuses »
(Iḥyâ’ ‘Ulûm al-Dîn) — un ouvrage dont Bousquet avait précisément traduit la partie intitulée « Livre
des usages du mariage » (Kitâb âdâb al-nikâḥ), avant de faire paraître son étude. Ce monument de la
pensée classique sera ultérieurement exploité par tous les autres courants d’analyse des sexualités
dans le monde musulman, et notamment par les féministes
44
. Bousquet énonce dans l’exposé de sa
problématique quatre idées, qu’il s’applique à développer :
(1) l’islam est nettement favorable aux plaisirs de la chair, contrairement à l’hostilité du
christianisme ;
(2) la restriction principale est le crime-péché de zinâ (fornication) ;
(3) cette infraction est théoriquement toujours punie de mort, contrairement aux sociétés chrétiennes ;
(4) mais toute la construction idéologique relative au zinâ est destinée à rester lettre morte, afin que le
scandale ne soit ni ébruité ni réprimé.
Percevant d’autres contradictions entre les textes théoriques de l’islam et la pratique qu’il lui est
donné d’observer, essentiellement au Maghreb et en Egypte, Bousquet saisit bien que le recours aux
textes normatifs de l’époque médiévale est insuffisant pour rendre compte du quotidien et introduit
quelques remarques de types ethnographiques, sans cependant théoriser ou chercher à creuser les
raisons expliquant ces disparités.
A. Bouhdiba, près de vingt ans plus tard, consacrera une importante partie de son introduction à
constituer en objet d’étude légitime « la sexualité en islam», titre même de son essai. Conscient du
caractère anhistorique de la tradition, il justifie sa centralité dans son étude précisément par le fait que
42. G.-H. Bousquet, L’éthique sexuelle de l’Islam, Paris, Maisonneuve et Larose, 1953, seconde édition
révisée 1966.
43. G.-H. Bousquet, op.cit., p. 32.
44. Voir Fatima Mernissi, Beyond the Veil, Londres, Saqi, 1975/1985.
15cette tradition récuse l’historicité et constitue une éthique qui se veut atemporelle, plaçant dans le
temps mythique de l’âge prophétique un moment privilégié que les générations doivent tenter
d’imiter : « Du corpus traditionnel conçu comme un tout se dégage une Weltanschauung dont la
permanence jusque dans l’actuel définit un ensemble de traits « invariants » de la personnalité arabomusulmane ». Tout contestable que soit cette affirmation, elle a le mérite de ne pas se soustraire à une
interrogation épistémologique. Mais l’approche de Bouhdiba se révèle, peut-être involontairement, à
la fois apologétique et désabusée : faisant le constat d’un présent des sociétés musulmanes qui ne le
satisfait pas, il l’oppose à un idéal coranique :
« L’islam ne cherche nullement à déprécier, encore moins à nier le sexuel. Il lui confère
au contraire un sens grandiose et lui donne une investiture transcendentale telle que la
sexualité se trouve déculpabilisée. Prise ainsi d’emblée en charge, la sexualité devient
jaillissante et joyeuse »
45
.
La « crise actuelle de l’amour et de la foi dans les sociétés arabo-musulmanes »
46
, qui s’exprime par
l’exclusion de la femme du domaine public, par un discours misogyne, par le développement d’une
société d’hommes, tout cela lui semble être de l’ordre du dévoiement d’un idéal. Bouhdiba, outre les
premières traces d’une approche psychanalytique qui ira croissant dans les travaux en français, ajoute
aux travaux de Bosquet un intérêt plus marqué pour la pratique sociale, confrontée aux écrits
établissant la norme, et examine au moins un corpus littéraire, celui de l’érotologie classique.
Trente ans après sa parution, son essai constitue un inestimable corpus de références, de traditions
traduites, et de mise en parallèles d’écrits classiques et de pratiques traditionnelles qui de nos jours
tendent à disparaître. Mais son angle d’analyse proprement dit ne permet ni de rendre compte du
présent, caractérisé par la « ré-islamisation » des pratiques ou plus exactement par la large diffusion de
pratiques et de visions orthodoxes du rapport au corps qui sont en rupture avec la tradition au sens
courant du terme, ni du monde classique, où des formes de célébration de la transgression sexuelle
informent la littérature, et peut-être le quotidien.
Les travaux récents de M.H. Benkheira
47
se basent eux aussi sur la tradition exégétique et
traditionniste médiévale, en exploitant particulièrement le commentaire « rationaliste » de Fakhr alDîn al-Râzî (m. 1209), mais dans une perspective diachronique, montrant à partir d’un corpus
d’exégèses et de fatwa-s contemporaines émanant des courants fondamentalistes comment la
perception de notions comme « la nature », la séparation des sexes, ou les recommandations de police
du corps se sont profondément modifiées dans un antagonisme avec l’Occident moderne. Ne
prétendant à aucune autre lecture que celle des évolutions du discours de la norme, Benkheira laisse
cependant un champ ouvert à la recherche : celui de la présence au sein même des cultures
musulmanes pré-modernes d’un espace de transgression de ces normes, non seulement toléré mais
célébré, et qui est l’espace littéraire.
La littérature représente précisément une autre source majeure pour la connaissance des
représentations et des pratiques sexuelles dans les cultures musulmanes pré-modernes. En l’absence
d’une pleine légitimité de la fiction avant l’ère moderne, il est cependant parfois difficile de tracer la
limite entre littérature et discours éthique, comme il est difficile d’estimer en quelle mesure les récits
littéraires sont un reflet fidèle des conceptions et pratiques de l’élite qui la consomme. Le Livre des
Chansons d’Abû l-Faraj al-Iṣfahânî (m. 967) comporte dans ses vingt-cinq tomes quantité d’anecdotes
sur les principaux lettrés des ères omeyyade et abbasside, et abonde en informations ou
représentations sur leur sexualité. La poésie, les dictionnaires biographiques, les anthologies, les
45. Bouhdiba, p. 8.
46. op.cit., p. 14.
47. Mohammed Hocine Benkheira, L’amour de la loi, Essai sur la normativité en islâm, Paris, PUF, 1997.
16chroniques, jusqu’à l’aube du XIXe siècle, renseignent tout autant.
La prise en compte de la littérature dans les études sur la sexualité dans les sociétés musulmanes a
commencé en 1958 avec l’étude en arabe du Libanais Ṣ. al-Munajjid
48
, qui tentait de brosser les
habitudes sexuelles des ères omeyyade et abbasside à partir des textes de littérature savante (adab).
Mais l’auteur, tout en compilant une précieuse somme d’anecdotes, tend à considérer les anecdotes
des compilations classiques comme un reflet factuel des pratiques sexuels de l’ensemble des sociétés
médiévales musulmanes et dans toutes les classes, sans suffisamment interroger le vocabulaire et la
représentativité de ses sources. Une méthodologie plus exigeante s’affirme par la suite, dépassant ce
compendium un peu provocant dans le contexte des années 1950, où Ṣ. al-Munajjid appelle
implicitement les « Arabes » (il y a une ambiguïté volontaire ou inconsciente chez l’auteur qui
« nationalise » toute la production médiévale de langue arabe) à assumer un amour du plaisir sexuel au
nom des « ancêtres » présentés comme volontiers jouisseurs, la condamnation morale demeurant
minimale devant les multiples dépassements qu’il se sent obligé de dénoncer.
Il est cependant une caractéristique commune à toutes les études publiées avant les années 1990 :
l’absence d’intérêt porté à la dimension homosociale et homoérotique des sociétés musulmanes à l’ère
classique, ou la gêne et l’embarras à l’évocation de cette question. C’est pourtant une dimension qui
s’impose immédiatement à l’observateur à partir du corpus scripturaire classique arabe, persan et
ottoman, mais aussi simplement par le contact avec la ville musulmane contemporaine, où il se trouve
confronté à une définition de la virilité qui parfois lui échappe
49
. Son traitement dans les premières
publications scientifiques en français hésite entre les allusions discrètes de Bousquet : « [la pédérastie]
est loin d’être inconnue chez les adultes. On sait que telle région de Tunisie est particulièrement
réputée à cet égard »
50
, la tartufferie de C. Pellat estimant que la séparation des sexes a joué un rôle
capital « dans ce qui demeure, dans une large mesure, un vice », et les regrets mêlés de psychanalyse
chez Bouhdiba : « Pédérastie et saphisme ne sont que succédanés, dérivatifs et formes compensatoires
engendrés par la bipartition sexuelle et perçus explicitement comme pis-aller »
51
.
La libéralisation des moeurs en Occident à partir des années 1970 a bien permis une levée de ce tabou
discursif, et dans une perspective bien différente de la dénonciation du « vice oriental » qui caractérise
le discours polémique chrétien puis colonial, mais sans pour autant déboucher en France, du moins
dans le discours destiné au grand public, sur une plus juste perception de l’homoérotisme dans les
sociétés musulmanes pré-modernes. Récemment, chez M. Chebel, représentant caricatural d’une néoapologétique exaltant un âge d’or érotique arabe, la gêne cède le pas au clin d’œil égrillard et à
l’anachronisme :
« Les Arabes homophobes ? Il faut mal les connaître auraient dit, unanimes, Al-Jahiz
(vers 776-869), Abu Nûwas [sic] (757-815), Al-Antaki (mort en 1599) et bien d’autres
amateurs éclairés qui, de toute façon, auraient trouvé l’idée saugrenue et peu consistante.
Mais c’étaient des érudits qui n’avaient pas de compte à rendre au mollah et au
censeur »
52
.
Une telle formulation constitue un florilège d’approximations : sans même s’étendre sur l’absurde
référence à la très récente notion d’homophobie, des pratiques homosexuelles sont chez cet auteur
assimilées sans questionnement à une identité homosexuelle ; trois littérateurs de périodes différentes
48. Ṣalâḥ al-Dîn al-Munajjid, Al-Ḥayât al-jinsiyya ‘ind al-‘arab, Beyrouth, 1958, réédition Beyrouth, Dâr alKitâb al-Jadîd, 1975.
49. Voir par exemple E. Ionnidis-Emys, “Lettre d’Orient”, La virilité en islam, F. Benslama & N. Tazi eds.,
Paris, Editions de l’Aube/Intersignes 1998, réédition 2004, pp. 221-228.
50. Bousquet, op. cit. p. 72.
51. Bouhdiba, op. cit. p. 245.
52. M. Chebel, Le Kama-Sutra arabe, Paris, Pauvert, 2006, p. 239.
17sont présentés comme des « amateurs éclairés » (peut-être par la lumière de la modernité ?) de ce
qu’on suppose être la sodomie. La présence dans leurs écrits d’anecdotes homoérotiques est aussitôt
comprise comme la revendication d’une préférence sexuelle, sous-entendant un rejet de
l’hétérosexualité. Peu importe que le premier soit un théologien mu‘tazilite, courant dogmatique
affirmant le libre-arbitre et considérant en conséquence que la faute — qu’est assurément la sodomie
au regard de la religion — place le pécheur dans une situation intermédiaire entre croyant et mécréant,
ou qu’il ait composé une épître défendant le « ventre » face au « dos ». Peu importe que le second soit
un poète revendiquant la transgression dans le cadre normé d’un genre poétique, le mujûn. Ou que le
troisième soit un médecin aveugle (on l’imagine mal se grisant à la vue des éphèbes) auteur d’une
somme sur l’affliction amoureuse, considérée au XVIe siècle comme une branche de la médecine.
Quant à l’opposition supposée entre «mollah » (terme désignant un homme ayant une compétence en
sciences religieuses en Iran et au Pakistan, mais sans doute utilisé comme symbole du rigoriste),
l’érudit et l’hédoniste impénitent, elle ne fait pas sens dans des cultures où l’érudition va de paire avec
la maîtrise de codes éthiques et esthétiques intrinsèquement liés au religieux.
C’est le développement des Gender Studies et des Gay and Lesbian Studies dans les universités
d’outre-atlantique qui apportera à partir des années 1990 un appréciable renouveau aux études sur la
sexualité dans les sociétés musulmanes, mais en s’interrogeant préalablement, à la suite des travaux
de Foucault, sur l’applicabilité de catégories construites parallèlement avec la modernité occidentale.
Au scénario du texte sacré et de la loi, à l’analyse de l’éthique définie par les savants médiévaux,
répondra désormais un intérêt pour les marges, pour les « ratés » de l’adéquation idéale entre sexe
biologique et attitude normée. La littérature, les chroniques historiques, les textes de médecine et
d’oniromancie viennent compléter le corpus étudié.
Il apparaît alors que l’individu aux temps pré-modernes — plus violemment encore à l’époque
contemporaine — est soumis à des discours concurrents sur la sexualité, et agit selon les
circonstances. Ainsi que le souligne E. Goffman, « Lorsque nous examinons comment l’individu
participe à l’activité sociale, il nous faut comprendre que, en un certain sens, il ne le fait pas en tant
que personne globale, mais plutôt en fonction d’une qualité ou d’un statut particulier »
53
. La notion de
« script culturel» (cultural scripting), théorisée par J. Gagnon et W. Simon
54
, a été utilement suscitée
dans deux travaux récents
55
sur la sexualité du monde musulman. W.G. Andrews et M. Kalpaklı
démontrent par exemple que la poésie amoureuse ottomane sert de « script » pour agir et pour
interpréter l’amour « réel » dans la société ottomane
56
du XVIe siècle. Ils recherchent dans des sources
littéraires
« des indices de la pratique sociale, des comportements attitudes, des schémas de pensée
qui, nous le pensons, informent, structurent et nous aident à interpréter les productions
littéraires. La circularité de cette description dérive de la notion tout aussi circulaire que
les comportements sociaux sont des comportement scriptés [...] ce sont des constructions
53. Erving Goffman, Les rites d’interaction, Paris, Editions de Minuit 1974, p. 47, trad. A. Kihm de
Interaction Ritual.
54. John H. Gagnon, William Simon, Sexual Conduct: The Social Sources of Human Sexuality, Chicago,
Aldine, 1973. Voir l’utile présentation de Michel Bozon, “Les scripts sexuels ou la mise en forme du
désir”, Actes de la Recherche en Sciences Sociales 128 (1999), pp. 68-72, ainsi que la traduction en
français de l’article récapitulatif de John Gagnon faisant le point sur l’évolution de sa théorie, “The
Implicit and Explicit Use of the Scripting Perspective in Sex Research”, The Annual Review of Sex
Research, 1 (1990), pp. 1-44 sous le titre “Les usages explicites et implicites de la perspective des scripts
dans les recherches sur la sexualité”, Actes de la Recherche en Sciences Sociales 128 (1999), pp. 73-79.
55. W.G. Andrews, M. Kalpaklı, 2005 ; Dror Ze’evi, Producing Desire, Changing Sexual Discourse in the
Ottoman Middle East 1500-1900, Berkeley/Los Angeles, University of California Press, 2006.
56. op. cit.  p. 85.
18sociales qui prennent forme selon les modalités par lesquelles elles sont mises en langage,
par la façon dont on en parle et qu’on les comprend, en un moment particulier, dans une
culture particulière »
57
.
Ainsi, les productions culturelles, mots et images, ne seraient pas simplement un reflet de pratiques
mais constitutifs de ces pratiques et émotions. D. Ze’evi, qui se réfère lui aussi aux « scripts », ou
scénarii comportementaux, précise la notion :
« Nous avons tous en tête des scripts, comme des scénarios de films ou de pièces, qui
suggèrent la « bonne » forme d’attraction sexuelle, le cours des choses attendu, et le
résultat anticipable de nos actes. Ces scripts nous offrent des règles de conduite que nous
ne suivons pas nécessairement mais nous permettent de reconnaître les paramètres et les
frontières [...] ».
D. Zeevi introduit une importante remarque : le sujet pré-moderne, dans ces sociétés nonoccidentales, se trouve lui aussi face à des « scripts rivaux », tout comme le citoyen du monde
moderne qui entend des discours sur la sexualité aussi différenciés que ceux du cinéma, de la
chanson, de la littérature, de l’église, du milieu dans lequel il évolue, etc. Ainsi, l’habitant d’Istanbul
au XVIe siècle ne peut penser que le désir « normal » tel que le présente Karagöz, l’obscène héros du
théâtre d’ombre ottoman qui sodomise ses ennemis de carton, est le même que celui que définit le
prêcheur à la mosquée le vendredi
58
. Même si Zeevi estime, à tort nous semble-t-il, que le corpus
littéraire a été trop exploité aux dépens d’autres sources, cette nécessaire distinction entre les discours
concurrents offre une clé supplémentaire pour expliquer la perplexité moderne devant la contradiction
entre  culture de la jouissance et culture de l’interdit.
***
Qu’on ne se méprenne pas : il n’y a pas un discours du plaisir opposé à celui de la prohibition, le
premier qui serait par exemple celui de la littérature et le second celui de la loi ou du sacré. Tous les
« scripts » pré-modernes exaltent des plaisirs et en condamnent d’autres, mais selon des modalités et
des bornes variables. C’est pour cela que cet exposé traitera en premier lieu du discours des
prescriptions, qui est un discours de foi, en examinant dans quelle mesure la réalité sociale le traduit.
Ce sera ensuite l’examen du discours de la loi, loi religieuse, loi civile et loi sociale, qui interdit
certains actes et régule la présence des hommes et des femmes dans l’espace social. On traitera là des
deux principales transgressions sexuelles, l’adultère et la fornication (zinâ) et la sodomie (liwâṭ), ainsi
que des institutions, usages et comportements qui en découlent. Enfin, nous nous intéresserons en
dernière partie aux discours alternatifs de l’Islam, ceux de la médecine et de la littérature. Deux
courants littéraires seront observés : d’une part l’exaltation d’un idéal amoureux, la constitution en
littérature de la figure de l’aimé(e) et la définition du rôle de l’amant ; d’autre part le portrait jouissif
du transgresseur, sous le mode de la dénonciation ou de la célébration, qui pose là encore la question
du rapport entre les normes de l’écrit, celles de la société, et la réalité des pratiques : le discours
autorisé, fût-il évocateur de transgressions, est paré d’une telle charge éthique qu’il semble bien
souvent en décalage avec le quotidien, qu’on doit traquer dans les interstices de tous ces discours. On
suivra dans chacune de ces trois parties un progression chronologique, tout en gardant à l’idée que les
représentations nouvelles ne remplacent pas les anciennes : c’est bien plutôt un phénomène de
superposition, de conflits et de conciliations entre normes et scripts divers qu’on observe à chaque
époque. L’idée qu’il serait possible de distinguer clairement des phases discrètes dans l’épistémologie
sexuelle arabo-musulmane ne résiste pas à l’examen. La « société classique », du Maghreb, de l’Orient
arabophone, et dans une moindre mesure du monde ottoman non-arabophone et l’Iran, depuis le
moment où l’islam-religion se constitue en Islam-civilisation, jusqu’à l’ère coloniale, n’est pas une
57. op. cit.  p. 37-38.
58. D. Zeevi, 2006, p. 10-11.
19monade demeurant inaffectée par les dynamiques internes et les influences externes. Il n’existe pas
une culture unique et invariante avant le choc traumatique avec l’Autre, mais une incessante
reconstitution de normes, de production autonome de transgressions de ces normes. On peut certes
défendre l’idée qu’entre le VIIIe et le XVIIIe siècle, les réelles évolutions en diachronie et les
variations dans l’espace ne sont pas principalement conditionnées par une réaction à un autre discours
sur la sexualité. Mais le simple exemple de l’intégration croissante du discours médical à la doxa
religieuse vient déjà tempérer cette idée.
Il demeure qu’avant l’ère coloniale, les contacts avec l’Occident sont fréquents, mais ne provoquent
pas de redéfinition identitaire. Quand le monde islamique est confronté à l'Europe dominante au XIXe
siècle, les deux principales pierres d’achoppement de son aspiration à la modernité occidentale seront
la place de la femme dans l’espace public et la gestion de l’homoérotisme. La résolution de ces deux
disparités, révélées par le discours orientaliste et la découverte de l’Occident par les voyageurs
musulmans, entraînera une redéfinition des rapports entre les sexes et de la légitimité des désirs, que
l’on peut résumer par la notion d’ « hétéronormalisation », dans la sexualité des individus comme dans
l’organisation de la société. Le monde contemporain est caractérisé par une superposition des
conceptions et par des regards croisés : alors que les rapports entre les sexes et que la morale sexuelle
s’est profondément transformée dans l’Occident post-moderne, les sociétés musulmanes sont, pour la
plupart, encore en train d’achever la phase d’adaptation aux normes morales apportées par l’époque
coloniale et de les « islamiser » dans le discours et l’attitude — l’exemple le plus parlant est la
présence des femmes dans l’espace public : dans les deux premiers tiers du XXe siècle, leur accession
à la visibilité, à l’éducation, au monde du travail, est toujours menacée d’être saisie comme
acculturation et perte d’identité. La diffusion spectaculaire du ḥijâb, depuis la fin années 1970,
permettra de donner une caution islamique à cette accession à l’espace, et de rendre irréversible une
évolution exogène en la présentant comme endogène et conforme à l’esprit de la religion. Mais
parallèlement, des franges entières de ces sociétés suivent de plus près les évolutions de la morale
sexuelle du monde occidental, toujours aussi dominant, et réclament des libertés, au nom de la
modernité, que les Etats ne peuvent accorder sans saper leur légitimité.
201- Les corps et la foi
1-1 L’institution des genres
« Ô humains, nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle, et vous avons constitués en groupes
(shu‘ûban) et tribus pour que vous vous frayiez les uns avec les autres », dit le Coran (49,13). La
prédication de Muhammad, dans la lignée du judaïsme et du christianisme, affirme l’institution divine
de deux sexes, leur complémentarité et leur exclusif commerce l’un avec l’autre, répondant à la
nécessité de peupler la terre. «Craignez votre seigneur qui vous a créés d’une seule âme, à partir de
laquelle il a formé son épouse. D’eux deux, il a fait naître un grand nombre d’hommes et de femmes »
(4,1). Différents mythes du Proche-Orient antique expliquant l’origine de l’homme sont assemblés et
mis en cohérence par le Coran, qui allie ainsi la création démiurgique à partir de la poussière (turâb)
ou de la glaise (ṣalṣâl) ou d’une goutte d’eau vile (mâ’ mahîn), conceptions dominantes au début de la
prédication dans les sourates mekkoises, à la spermatogenèse explicitée dans les sourates médinoises.
C’est ainsi que la sourate 22 (al-Ḥajj), comme d’autres, relie les deux récits :
« Nous vous avons créés de terre puis d’une goutte de sperme (nuṭfa), puis d’une
adhérence/caillot de sang (‘alaqa), puis d’une masse (muḍgha) formée ou non formée,
afin de vous l’expliquer, et nous plaçons dans les matrices ce que nous voulons jusqu’à
un terme fixé, puis vous en faisons sortir enfants pour que vous atteignez la force de
l’âge ».
L’exégèse œuvrera à préciser le lien logique entre les termes de la création : « Nous avons créé [votre
père Adam] de terre, puis [nous vous avons créés] d’une goutte de [son] sperme », explique Ṭabarî (m.
923), le père de l’exégèse traditionniste. Chaque individu est le produit, dans cet imaginaire, de la
création divine. Eve n’est pas nommée dans le texte coranique, et sa mention est rare dans le corpus
des traditions (ḥadîth), sinon dans le dit suivant : « Si ce n’était Eve, aucune femme n’aurait trahi son
époux »
59
. L’islam ne connaît pas de péché originel, mais des actes fondateurs, et la duplicité féminine
trouve ainsi en la compagne d’Adam sa première figure. De péché de chair, pas de trace. La chute du
paradis est narrée en (7,19-26) :
«Ô Adam, habite le jardin, toi et ton épouse et mangez ce que vous voudrez, mais ne vous
approchez pas de cet arbre car vous seriez alors injustes / Satan les tenta alors afin de leur
montrer leurs parties honteuses (saw’âtihimâ) qui leur étaient dissimulées. Il leur dit que
Dieu ne leur avait interdit cet arbre qu’afin qu’ils ne soient pas du nombre des anges ou
des immortels / Il leur fit serment d’être de bon conseil / Il les fit chuter par sa tromperie
et lorsqu’il goûtèrent l’arbre, leurs parties honteuses leur apparurent, et ils les
recouvrirent précipitamment avec des feuilles du jardin. Leur Seigneur les appela : ne
vous avais-je pas interdit cet arbre, ne vous avais-je dit que Satan est un ennemi
évident ? / Ils répondirent : Seigneur, nous avons été injustes envers nous-mêmes et si tu
ne nous pardonnes pas nous serons certes perdants / Il leur dit : Descendez, certains
seront ennemis les uns des autres, vous aurez sur terre un séjour pour en jouir jusqu’à un
temps fixé / Il dit : Vous y vivrez et y mourrez, et c’est de là que vous serez extraits / Ô
fils d’Adam, nous avons fait descendre sur vous des vêtements pour cacher vos parties
honteuses, et des biens mais le vêtement de la piété est le meilleur. Voilà un des signes de
Dieu, peut-être se le remémoreront-ils ».
Si le texte coranique ne distingue pas entre Adam et Eve dans la responsabilité de cette transgression,
l’exégèse traditionniste introduit la thématique judéo-chrétienne de la faute spécifique de la femme en
adaptant sous forme de tradition le texte de la Genèse
60
 :
« [...] Pourquoi en as-tu mangé alors que je te l’avais interdit ? Il répondit : Ô Seigneur,
c’est Eve qui m’a incité. Il demanda à Eve : Pourquoi l’as-tu incité ? Elle répondit : C’est
59. Ibn Ḥanbal, Musnad, musnad Abî Hurayra, 7689.
60. Genèse (3,11-16).
21le serpent qui me l’a ordonné. Il demanda au serpent : Pourquoi lui as-tu ordonné cela ?
Car Iblis me l’a ordonné. Il dit : Qu’il soit maudit et chassé! Quant à toi, Eve, de même
que tu as fait saigner l’arbre, tu saigneras tous les mois. Et toi, serpent, je coupe tes pattes
et tu marcheras sur ta face, et quiconque te rencontrera écrasera ta tête »
61
.
Une autre tradition, remontant à Ibn ‘Abbâs
62
, évoque la douleur de la grossesse et de l’enfantement
comme punition divine
63
. Le discours apologétique moderne évoquant l’absence de malédiction
lancée sur la femme dans le texte sacré
64
ignore trop rapidement l’exégèse, qui réduit l’écart entre le
Coran et la Bible, fonde la femme en première responsable de la transgression et contribue à définir
une « dangerosité » féminine mythiquement fondée.
Le terme saw’a, désignant la partie cachée révélée au couple paradisiaque suite à la consommation de
l’arbre, se rapporte à la racine s/w/’, associée à l’idée de «mal », et il est considéré par le lexicographe
Ibn Manẓûr comme équivalent de « partie honteuse » (‘awra) et « organes génitaux de l’homme et de
la femme » (farj)
65
. La chute du paradis est une prise de conscience de la nudité, clairement associée
dans le vocabulaire à l’idée de honte, de mal, et partant de pudeur. Bouhdiba remarque justement que
« la descente sur Terre qui est l’entrée dans la vie sociale s’accompagne ipso facto du sentiment de
pudeur »
66
, mais ni le texte coranique ni l’exégèse ultérieure ne développeront l’idée d’une culpabilité
humaine et d’une honte associée à l’acte de procréation : la honte est celle du regard, celle de la vue
des organes intimes. Le discours de la foi instituera par suite une théorie très stricte fixant les limites
des parties honteuses de l’homme et de la femme, et cette importance accordée par le Coran au
vêtement, « descendu par Dieu » au même titre que la révélation même (tanzîl) se reflétera dans la
codification extrême du costume, et particulièrement du costume féminin.
L’inégalité entre hommes et femmes est postulée par le texte sacré : la sourate II (La Génisse), dans
un verset traitant spécifiquement des règles de la répudiation et de la réconciliation, stipule « Les
femmes [répudiées ?] ont des droits équivalents à leurs devoirs, selon la coutume (ma‘rûf), mais les
hommes ont sur elles la prééminence d’un degré », degré généralement expliqué par l’exégèse
comme la préférence accordée par Dieu aux hommes, ou l’obéissance qui leur est due
67
. Cette
obéissance est précisée dans la sourate IV (Les Femmes) :
« Les hommes ont autorité sur les femmes du fait de la préférence que Dieu a accordé aux
uns sur les autres, et du fait de ce qu’ils dépensent de leurs biens [pour elles]. Les femmes
vertueuses sont résignées à la volonté de Dieu et gardent les secrets que Dieu préserve.
Quant à celles dont vous craignez la désobéissance, exhortez-les et laissez-les dans les
chambres et frappez-les. Si elles vous obéissent, ne leur cherchez point querelle, Dieu est
le Très-Haut et Très-Grand ».
La prédication coranique ne se distingue aucunement de l’affirmation de la domination masculine
dans les textes fondateurs du judaïsme et du christianisme, qu’elle reprend et adapte : « Tes désirs se
porteront vers ton mari, mais il dominera sur toi » (Genèse 3,16) ; « Que la femme écoute l’instruction
en silence, avec une entière soumission / Je ne permets pas à la femme d’enseigner, ni de prendre de
l'autorité sur l’homme ; mais elle doit demeurer dans le silence / Car Adam a été formé le premier,
61. Ṭabarî, Tafsîr de (7,22), tradition 11205.
62. [‘Abd allâh] Ibn [al-]‘Abbâs (m. vers 688), le docte par excellence dans la tradition musulmane, est l’un
des pères de l’exégèse coranique et arrive en fin de chaîne des garants de nombreux ḥadîth-s attribués au
Prophète.
63. Ṭabarî, op. cit. tradition 11206.
64. Y compris chez Bouhdiba, op. cit. p. 19, mais voir par exemple le site http://www.islamfrance.com/
femmeislamvsjudeochretien.html.
65. Ibn Manẓûr, Lisân al-‘Arab, racine s/w/’.
66. Bouhdiba, op. cit.  p. 19.
67. Ṭabarî, Tafsîr de 2,228, traditions 3766, 3767, 3768, 3769.
22Eve ensuite »
68
(I Timothée, 2,11-13) ; « Femmes, soyez soumises à vos maris comme au Seigneur »
(Ephésiens 5,22), ainsi que les commentaires de Saint-Jean Chrysostome (m.407), le théologien
d’Antioche, dont le quatrième discours affirme que la domination de l’homme s’établit après le Péché,
car avant la femme était égale de l’homme. Seule l’injonction de battre l’épouse récalcitrante (qui sera
discutée en détails infinis par le droit musulman) se distingue des textes fondateurs judéo-chrétiens,
mais probablement fort peu de la pratique du VIIe siècle. Bouhdiba a sans doute raison d’estimer que
«malgré les apparences on chercherait en vain dans tout le Coran la moindre trace de misogynie »
69
, et
le texte sacré de l’islam n’exsude pas le ressentiment de Saint-Paul à l’encontre des femmes
responsable de la malédiction divine accablant la destinée humaine, mais le Coran puis la sunna
figeront en lois et en prescriptions divines la place faite à la femme dans la société méditerranéenne
du haut Moyen-Age.
Quant au célèbre propos prophétique (ḥadîth) déclarant les femmes «manquant de raison et de
religion », il demande un examen précis. Le texte d’une de ses versions est le suivant :
« Le Prophète, sur lui la prière et le salut, parlait à la foule et l’exhortait, puis il dit : Vous
les femmes, faites l’aumône car vous représentez la plus grande partie des habitants de
l’enfer. Une femme demanda : Pourquoi cela, Ô Envoyé de Dieu ? Il répondit : car vous
maudissez trop et vous montrez ingrates envers vos époux. Je n’ai jamais vu d’êtres
manquant ainsi de raison et de religion prenant ainsi le dessus sur ceux qui ont sagesse et
sain jugement. Une d’entre elles demanda : Mais comment manquons nous de raison et
de religion ? Il répondit : [le manque de raison] vient de ce que le témoignage d’un
homme vaut celui de deux femmes [Coran (4,11), (4,176) ] et le manque de religion du
fait que la menstruation fait que vous ne priez pas pendant trois ou quatre jours »
70
.
Des variantes expliquent le second terme par le fait que des/les femmes ne jeûnent pas pendant le
mois de ramadan, et distinguent entre non-observance des obligations cultuelles par faute ou par
obligation due à l’impureté. Ces hésitations et différences de versions laissent supposer que la partie
« explicative » du ḥadîth est apocryphe. Si cette formule eut une fortune extraordinaire dans la culture
traditionnelle, une des réponses savantes les plus intéressantes est celle du littérateur et juriste andalou
Ibn Ḥazm (m. 1064), qui refuse l’idée que la supériorité masculine soit d’ordre essentielle. Il
considère que le « degré » favorisant les hommes est strictement d’ordre cultuel et juridique, et ne
concerne que les droits des époux sur les épouses.
Il ajoute :
« Si un mauvais esprit argumentait du propos du Prophète [sur le manque de raison et de
religion] nous lui répondrions, que Dieu nous prête raison, que si l’on prenait ce propos à
la lettre il faudrait en conclure qu’il a plus de raison et de religion que Marie, que les
mères de Moïse et d’Isaac, que‘Â’isha et Fâṭima
71
, et s’il s’enferrait dans ce discours, son
argumentation tomberait et il ne serait pas loin du blasphème. [...] Il serait contraint
d’admettre qu’il est des hommes qui ont moins de raison et de religion que de
nombreuses femmes. [...] Il faut répondre que le Prophète a précisé que l’infériorité
féminine ne concerne que son témoignage qui vaut la moitié de celui d’un homme, et
l’empêchement à la prière et au jeûne découlant de la menstruation [...] Il n’existe aucune
autre sorte d’infériorité que ces deux situations »
72
.
68. Traduction Louis Segond (1810-1885), Le Nouveau Testament : nouvelle édition de Genève, Genève,
Société Biblique de Genève, 1975.
69. Bouhdiba, op. cit.  p. 21.
70. Tirmidhî, Sunan, 2538, rapporté par Abû Hurayra. Voir un texte similaire chez Ibn Ḥanbal, Musnad,
5091, 8507, rapporté par ‘Abdallâh b. ‘Umar ; Abû Dawûd, Sunan, 4059 ; Dirâmî, Sunan, 989 ; Ibn Mâja,
Sunan, 3993 ; Muslim, Ṣaḥîḥ, 114 ; Bukhârî, Ṣaḥîḥ, 293, 1369, etc.
71. Respectivement épouse et fille du Prophète.
72. Ibn Ḥazm, Al-Faṣl fî l-milal wa-l-’ahwâ’ wa-l-niḥal, IV, pp. 206-07 = [alwaraq 483/4].
23Il n’y a pas là de préfiguration d’une modernité, et le savant médiéval demeure dans le cadre strict de
l’interprétation d’un corpus sacré, mais cette argumentation prouve qu’une branche de la pensée
musulmane, le ẓâhirisme d’Ibn Ḥazm,  aura su combattre au sein une tendance andolâtre et misogyne.
Une des questions se posant à l’historiographie moderne est de déterminer si la prédication coranique
d’une part et la cristallisation d’une pratique juridique et religieuse dans les deux siècles suivants
d’autre part, ont profondément bouleversé les rapports entre les sexes dans la péninsule Arabique,
puis dans les régions soumises par les Musulmans, ou si elles ont consacré des pratiques
préexistantes, dans l’Arabie antéislamique et dans le Proche Orient byzantin ou iranien.
L’idée d’une révolution morale apportée par l’Islam est, paradoxalement, à la fois développée par une
lecture féministe moderne qui souhaite montrer que « l’Islam a interdit toutes les pratiques dans
lesquelles l’auto-détermination sexuelle de la femme s’affirmait »
73
, et par la tradition musulmane
médiévale, qui sélectionne ce qu’elle veut montrer d’un passé à la fois honni et magnifié, et met en
exergue certaines coutumes dont on ne sait précisément la diffusion, la fréquence, et la localisation
géographique ou tribale. Il convient de se remémorer là le jugement du poète Adonis : « La gentilité
(jâhiliyya) précède l’islam en apparence, mais l’islam la précède en essence. Il en découle que nous ne
connaissons pas l’islam vu par la gentilité, et ne connaissons la gentilité que par l’islam. L’islam est
l’origine par laquelle est connu, à la lumière duquel est vu tout ce qui lui a précédé et tout ce qui est
venu à sa suite »
74
. Les quelques inscriptions anciennes découvertes, les fouilles archéologiques
menées en Arabie du sud, et les témoignages des voyageurs et géographes antiques ne permettent pas
de modifier substantiellement notre connaissance de cet avant soigneusement épuré par
l’historiographie musulmane classique.
La vision de F. Mernissi étant devenu depuis 1975 un classique auquel se réfèrent largement les
courants éditoriaux contemporains, il faut en étudier les assises. Les travaux anciens de Gertrude H.
Stern
75
, qui se basent sur l’étude d’un des ouvrages fondamentaux de la première génération
d’historiographes musulmans, le Kitâb al-ṭabaqât (livre des classes = des biographies organisées par
générations) d’Ibn Sa‘d (m. 845) et le dépouillement des notices consacrées aux femmes, lui
permettent de conclure à l’inexistence d’une pratique polygamique à Médine. A la Mecque, des
unions de type uxorilocal auraient été contractées par les voyageurs, pour une durée déterminée, mais
il n’y a pas d’indices montrant qu’un homme pouvait subvenir aux besoins de plus d’une épouse en
un même lieu et temps. L’union de Hâshim, arrière grand-père du Prophète, avec Salmâ bt. ‘Amr à
Médine, qui garda l’enfant ‘Abd al-Muṭṭalib, grand-père de Mahomet, est un exemple classique.
F. Mernissi estime que le mariage virilocal et polygame est une innovation au VIIe siècle, et que les
l’interdiction faite à ‘Alî, cousin et gendre du Prophète, de prendre une autre épouse que Fâṭima, fille
de Mahomet, montre que ce dernier « savait qu’il était néfaste pour une femme de partager un mari »
76
.
Il y aurait ainsi eu une « résistance des femmes » à l’Islam, illustrée par l’anecdote suivante mettant en
scène l’arrière petite-fille du Prophète, Sukayna (m. 736), femme d’esprit et d’activités intellectuelles,
ne s’isolant pas des hommes (barza), coquette à laquelle on attribue d’avoir lancé une mode de
coiffure et de s’être laissée chanter par les poètes
77
:
73. Fatima Mernissi, Beyond the Veil, London, Saqi Books, 2003 [1ère édition révisée Saqi Books 1985,
édition originale Cambridge, 1975], p. 67, traduction française D. Brower&A.-M. Pelletier, Sexe,
idéologie, islam, Paris, Tierce, 1983, p. 63.
74. Adûnîs, Al-Thâbit wa-l-mutahawwil, Beyrouth, Dâr al-‘Awda, I, 1983, p. 35.
75. Marriage in Early Islam, London, Royal Asiatic Society, 1939, cité par F. Mernissi, op. cit. pp. 67-71.
76. F. Mernissi, op.cit. p. 70.
77. Voir A. Arazi, “Sukayna bint al-Ḥusayn”, EI2. Le Kitâb al-Aghânî mentionne bien qu’elle tenait salon
avec l’aristocratie de Quraysh et les poètes. A. Arazi comprend l’adjectif barza comme « dévoilée », ce
qui implique l’âge où la beauté ne risque plus de séduire et est associé avec la chasteté, mais ce terme
24« On dit à Sukayna, dont le vrai nom était Âmina et Sukayna le surnom : Ta soeur Fâṭima
se consacre entièrement à la piété (nâsika) alors que tu plaisantes beaucoup. Elle
répondit : C’est parce que vous lui avez donné le nom de sa grand-mère croyante — elle
voulait dire Fâṭima la fille du Prophète — tandis que vous m’avez nommée après mon
aïeule qui n’a point connu l’islam»
78
.
Notons que nulle part le texte original ne développe une Sukayna « gaie et pétillante » par opposition
à une Fâṭima «mortellement ennuyeuse », ainsi que l’écrit F. Mernissi, qui glose et amplifie dans le
sens de son argumentation les termes arabes. L’aristocrate qurayshite serait sans doute étonnée qu’on
dise d’elle qu’elle « reconnaissait que les femmes étaient plus heureuses avant l’époque du
Prophète »
79
. Le bon mot de Sukayna est en fait sans doute plus révélateur d’un durcissement des
moeurs qui s’installe au début du VIIIe siècle que d’une subite transformation concomitante à la
révélation.
F. Mernissi exploite ensuite un article de A.F.L. Beeston
80
consacré aux « Soi-disant prostituées du
Ḥadramawt ». Dans le cadre du mouvement d’apostasie (ridda) en Arabie du sud qui sera maté par le
calife Abû Bakr (632-634), un groupe de six femmes de haute naissance célébrèrent joyeusement la
mort de Mahomet : elles se teignirent les mains au henné et frappèrent sur un tambourin, précise le
Muḥabbar de Muḥammad Ibn Ḥabîb (m. 860), un ouvrage qui apporte de nombreuses informations
sur la vie à l’époque préislamique. Des prostituées (baghâyâ) du Ḥadramawt se joignent à elles,
formant un groupe d’une vingtaine de femme. Dénoncées par deux hommes restés fidèles à l’islam
qui écrivirent au calife Abû Bakr, celui-ci ordonna qu’on leur coupe les mains et que l’on s’oppose
par la force à quiconque tenterait de les protéger.
F. Mernissi se demande quelles sortes de « prostituées » pourraient être des femmes de haut rang,
certaines âgées, et en conclut à une « révolte féministe » contre un « système patriarcal » qu’on veut
leur imposer. Une réponse aux interrogations de F. Mernissi est en fait fournie par la lettre même du
calife dans le texte arabe : contrairement au récit d’Ibn Ḥabîb qui mentionne des baghâya
(prostituées), la réponse d’Abû Bakr parle de ‘awâhir, deux termes qui ne sont que faussement
synonymes. Beeston, dans son article, explique que le terme ‘âhira en sud-arabique désigne une
femme de haute naissance et non une prostituée comme en arabe classique, langue du nord... Quant à
supposer, comme F. Mernissi, une prescience chez ces femmes des dispositions législatives touchant
le statut de leur sexe, alors que l’adhésion à l’islam est en 632-634 essentiellement une question
d’allégeance tribale, et voir dans cela une résistance proto-féministe à l’avènement de l’islam, c’est un
argument assez peu convaincant. L’idée que l’incident des « prostituées » du Ḥadramawt soit un
exemple de l’opposition de l’islam naissant aux coutumes sexuelles de l’Arabie préislamique est
cependant une analyse suggérée par Beeston, faisant l’hypothèse de prêtresses d’un culte lié à une
prostitution sacrée, spéculation dont F. Mernissi remarque justement qu’elle n’est pas garantie par le
texte.
Troisième argument développé par F. Mernissi : celui d’un système matriarcal qui serait mis à bas par
la prédication muḥammadienne. L’hypothèse d’un matriarcat arabe a été défendue par l’orientaliste
anglais W. Robertson Smith en 1885
81
, qui postulait l’existence de deux types d’unions sexuelles dans
signifie également « femme de haute position, qui se montre et auprès de laquelle on fait salon », voir Ibn
Manẓûr, Lisân al-‘Arab, racine b/r/z.
78. Nous n’avons pas trouvé trace de cet anecdote dans les Ṭabaqât d’Ibn Sa‘d citées par F. Mernissi. Elle
figure dans Aghânî, “Akhbâr al-Husayn b. ‘Alî”, XVI, pp. 88-92 = [alwaraq 1794], et dans Abû l-Ḥasan
al-Madâ’inî, Kitâb al-Murâdifât min Quraysh, éd. ‘Abd al-Salâm Hârûn, Nawâdir al-Makhṭûṭât,
Beyrouth, Dâr al-Jîl, 1991.
79. F. Mernissi, op. cit.  p. 71 = trad. française p. 69.
80. A.F.L. Beeston, “The so-called harlots of Hadramawt”, Oriens 5 (1952), p. 21.
81. W. Robertson Smith, Kinship and Marriage in Early Arabia, Cambridge, Cambridge University Press,
25l’Arabie préislamique : un type matrilinéaire, où l’enfant appartient au groupe tribal de la mère, où le
géniteur n’a pas de droits sur sa descendance, où la chasteté de la femme n’est pas nécessaire et sa
liberté sexuelle importante, et où le foyer est la demeure de la mère ; l’autre, patrilinéaire et patriarcal,
où le père social est le géniteur, où la chasteté est une nécessité pour éviter la confusion des lignages,
où la femme dépend de son époux pour sa protection et sa subsistance, et où le foyer est le domicile
du père. Les différents types de mariages abolis par l’islam et décrits par les traditionnistes et
historiographes classiques comme autant de modèles de confusion et d’abomination, fournissent des
éléments permettant à W. Robertson Smith de défendre sa thèse. Ainsi, selon le traditionniste Bukhârî
rapportant un propos de ‘Â’isha, épouse du Prophète, il existait quatre types d’unions sexuelles /
mariages (nikâḥ)
82
dans l’antéislam
83
: « celui des gens d’aujourd’hui », où un homme demande à une
autre homme la main de celle dont il a charge ou de sa fille, paye un douaire et l’épouse ; une sorte de
mariage de fertilisation (nikâḥ al-istibḍâ‘), où un homme dit à sa femme après qu’elle se fut purifiée
de ses menstrues : va vers untel et demande-lui de coïter avec toi. L’homme cesse d’avoir commerce
avec sa femme jusqu’à ce qu’il apparaisse qu’elle est enceinte, suite à quoi il peut s’il le désire la
toucher, le but étant un enfant de noble ascendance (najâbat al-walad) ; une union de groupe (nikâḥ
al-rahṭ) où trois à dix hommes peuvent copuler avec une même femme, qui place le bâton de son
partenaire au devant de sa tente pour signaler aux autres membres du groupe qu’elle n’est pas libre
84
.
Elle désigne le géniteur en cas de grossesse, et celui-ci ne peut refuser la paternité ; l’union avec les
prostituées (al-baghâya) qui plaçaient devant leur portes des drapeaux pour qui les désirait. Quant
elles enfantaient, on conviait un physiognomoniste qui déterminait la paternité, laquelle ne pouvait
être rejetée.
On est frappé dans ce récit rapporté par Bukhârî de l’importance capitale qu’y revêt la détermination
de paternité. L’horreur éprouvée par le lecteur médiéval devant ces pratiques supposées n’est sans
doute pas tant liée à la débauche supposée de ces pratiques que la confusion lignagière qu’elle
implique. D’autres types d’union sont mentionnées dans la tradition : un échange d’épouse (badal),
une union de subsistance (ḍimâd) où une femme prend un époux supplémentaire pour assurer sa
subsistance en cas de disette
85
, ou des formules dans lesquelles la jouissance du douaire ne correspond
pas aux règles fixées par le Coran et la sunna. Le Muḥabbar d’Ibn Ḥabîb mentionne lui aussi des
types d’union sexuelles où une femme enfantant d’un amant pouvait le désigner comme père et
l’épouser
86
. Autre argument avancé par l’orientaliste anglais : le fait que le vocabulaire arabe
désignant le lien tribal (ṣilat al-raḥim, littéralement « lien utérin »), la tribu (baṭn, littéralement
« ventre »), la communauté (umma, dérivé de umm, «mère ») est étymologiquement lié à la féminité.
Cette hypothèse d’un matriarcat arabe ancien a fait l’objet de longues querelles chez les chercheurs, et
les travaux plus récents de J. Chelhod
87
permettent de mieux comprendre ces traces réelles d’autodétermination féminine, dans une société tribale qui semble pourtant très majoritairement patriarcale.
L’ethnographie montre que dans l’actuelle tribu des Humûm, dans le Ḥaḍramawt (Yémen), il est
toléré que la femme puisse avoir des enfants en dehors du mariage, que ces enfants portent le nom de
1885 / London, Black, 1903. Edition revue en 1907, Réédition en facsimilé de l’édition de 1907, London,
Darf, 1990.
82. Le même mot, nikâḥ, est utilisé pour désigner une union sexuelle et la validation de cette union sur le
plan social ou légal.
83. Bukhârî, Saḥîḥ.
84. Détail ne figurant pas dans le khabar attribué à ‘Â’isha. Voir l’introduction de Jamâl Jum‘a à Tîfâshî,
Nuzhat al-albâb, Londres, Riyâḍ al-Rayyis, 1992, p. 20.
85. Ibn Manẓûr, Lisân, racine ḍ/m/d.
86. Ibn Ḥabîb, al-Muḥabbar, p. 340 = [alwaraq 92].
87. Joseph Chelhod, “Du nouveau à propos du matriarcat arabe”, Arabica 28 (1981), pp. 76-106.
26leur mère ou de leur oncle maternel, et que l’adultère n’appelle pas de châtiment. Des récits de
voyages ethnographiques, comme celui de W. Thesiger, notent aussi que la femme jouit, dans ces
régions excentrées du Yémen, d’une liberté sexuelle inconnue des autres sociétés arabes.
Chelhod mentionne une chronique historique de l’Arabie méridionale datant du XIVe siècle
88
qui
mentionne une tribu où, lors d’une absence prolongée du mari, un amant le remplace jusqu’à son
retour, et assure sa subsistance. Le grand voyageur tangérois Ibn Baṭṭûṭa (m. 1377) signale aussi
comment la femme pouvait à Oman obtenir permission du sultan de faire commerce de son corps.
Chelhod en conclut que des éléments très anciens de matriarcat se sont maintenus dans le sud de la
Péninsule arabique jusqu’à la période moderne, et que des traces de ces coutumes ont du être
conservées par les tribus d’origine sud-arabique, celles que les récits arabes appellent « qaḥṭânites » ou
yéménites, même quand leur lieu de résidence est situé aux confins de la Syrie ou du croissant fertile,
après leur émigration vers le nord et leur nomadification.
C’est la raison pour laquelle Médine, dans laquelle s’étaient re-sédentarisées des tribus sud-arabiques,
présenterait au VIIe siècle des coutumes différentes de la Mekke natale du Prophète : «La femme
médinoise jouissait d’une plus grade liberté que la mekkoise, à l’époque de l’Hégire : elle était
l’héritière du régime de droit maternel venu du Yémen »
89
. Le Muḥabbar d’Ibn Ḥabîb mentionne
également des femmes de l’aristocratie ayant pu conserver leur autonomie après le mariage du fait de
leur rang, et pouvant mettre fin à l’union selon leur guise. Des formes d’unions temporaires, proches
de la prostitution, ultérieurement abolies par l’islam, sont sans doute aussi des traces de cette
subsistance yéménite dans l’Arabie septentrionale. L’écueil méthodologique auquel se heurte F.
Mernissi est de conclure trop rapidement à une régime de tolérance sexuelle, voire de matriarcat,
régnant dans l’ensemble de la péninsule arabe à la veille de l’islam, chez les bédouins comme chez les
sédentaires, et qui aurait été mis à bas par la nouvelle religion. Le fait que plus d’un millénaire et
demi plus tard des souvenirs de cette conception du rôle féminin se soient maintenus chez des groupes
excentrés, et qu’a contrario une conception du statut respectif des sexes très patriarcale et consacrant
la domination masculine n’a pas connu d’opposition dans les régions conquises, laisse penser que
l’islam naissant apporte peu de modifications en ce domaine.
Un autre courant féministe, plus apologétique, représenté par la romancière et militante féministe
égyptienne Nawâl al-Sa‘dâwî
90
, voudrait au contraire accréditer la thèse d’un « vrai islam» des temps
prophétiques, dévoyé par la pratique ultérieure, et qui aurait quant à lui « libéré » la femme arabe
d’une servitude et d’une inégalité représentées icôniquement par la privation de droit à l’héritage dans
les sociétés bédouines patriarcales où l’homme est protecteur de la femme, et surtout la tradition de
l’enterrement vivant (wa’d) des nouveaux-nés de sexe féminin, pratique condamnée dans le Coran
mais dont on ne sait rien de la fréquence réelle
91
. Là encore il s’agit de projections anachroniques : le
texte coranique régule et modifie des pratiques préexistante. Il en interdit certaines qui entrent en
contradiction flagrante avec la lignée des textes judéo-chrétiens dans laquelle il s’inscrit, et il garantit
à la femme une certaine sécurité financière dont les plus démunies semblent avoir été auparavant
privées (droit à la moitié de la part d’un homme dans l’héritage, alors que la femme n’aurait pas hérité
dans l’antéislam selon Ibn Ḥabib, douaire qui lui est versé au mariage, etc.). Mais parler de
« libération » s’inscrit dans des perspectives de légitimation d’un discours réformiste moderne.
88. Ibn al-Mujâwir, Târikh al-Mustabṣir, Leyde, 1951-54, cité par Chelhod, op. cit.
89. J. Chelhod, op. cit.  p. 101.
90. Nawal El Saadawi, The hidden face of Eve, Women in the Arab world, London, Zed, 1980. Traduction
française La face cachée d’Eve, les femmes dans le monde arabe, Paris, Editions des femmes, 1982.
91. Le fait que le coït interrompu (‘azl) soit considéré par certaines traditions comme un « petit wa’d » amène
le rédacteur du trop court article “wa’d al-banât” de l’EI2 à envisager l’hypothèse d’une forme de
contrôle des naissances dont les filles auraient fait les frais.
27Une forme d’union conjugale temporaire a historiquement survécu, du moins en milieu shî‘ite : c’est
le «mariage de jouissance » (nikâḥ al-mut‘a). Un passage de la sourate IV (Les Femmes) est considéré
par les orientalistes comme une référence indubitable à ce type d’union : « Ils vous est permis, en
dehors des interdictions mentionnées, de rechercher [des femmes] en faisant usage de vos biens, en
étant protégés du péché (muḥṣan)
92
et sans fornication. Celles dont vous aurez joui (istamta‘tum),
donnez leur salaire/dû ('ujûrahunna) en part leur revenant (farîḍatan) »
93
. L’exégèse classique de
Ṭabarî signale qu’Ibn ‘Abbâs et Ubayy b. Ka‘b avaient dans leur codex coraniques la mention
« jusqu’à un temps déterminé » (ilâ ajalin musamman), non conservée dans la vulgate dite de
‘Uthmân
94
et refusée par le sunnisme, tandis que la tradition shî‘ite maintient cette lecture. Alors que
l’exégèse glose le « salaire » dû par ṣadâq, le douaire statutairement versé à la femme dans le mariage
légal, c’est aussi le terme couramment utilisé pour désigner le salaire de la prostituée. W. Heffening
95
montre que la tradition est contradictoire concernant cet usage : un homme aurait pu contracter
mariage dans une ville étrangère avec une femme pour une période limitée afin qu’elle veille sur lui,
et ce jusqu’à la révélation du verset (4,24)
96
. Les recueils de traditions du Prophète laissent percevoir
une hésitation sur le statut de ces mariages, que le Prophète aurait lui-même pratiqué, et ce n’est qu’à
la fin du califat de ‘Umar (634-644) que ce type d’unions fut assimilé à la fornication, d’où la révolte
de son propre fils (m. 693) [‘Abdallâh] Ibn ‘Umar : « Un homme interrogea Ibn ‘Umar à propos du
[mariage de] jouissance [...] et il répondit : Par Dieu, nous n’étions pas au temps de l’Envoyé de Dieu
des fornicateurs (zânîn) ni des débauchés (musâfihîn) »
97
. Les interprétations contraires au «mariage
de jouissance » dominèrent à partir du VIIIe siècle, et seuls les shî‘ites reconnurent sa validité
98
.
92. On verra infra ce que signifie le statut d’iḥṣân.
93. (4,24).
94. Sur les questions d’établissement de la vulgate coranique, voir A.-L. De Prémare, Aux origines du Coran,
Paris, Téraèdre, 2004.
95. W. Heffening, “Mut‘a”, EI2.
96. Tirmidhî, Sunan (bab al-nikâḥ, ma jâ’ fî taḥrîm nikâḥ al-mut‘a, 1041).
97. Ahmad Ibn Ḥanbal, Musnad (musnad al-mukthirîn min al-ṣaḥâba, 5436).
98. Voir pour le détail de l’histoire du nikâḥ al-mut‘a Arthur Gribetz, Strange bedfellows: mut‘at al-nisâ’ and
mut‘at al-hajj, Berlin, Klaus Schwarz Verlg (Islamkundliche Untersuchungen Band 180), 1994.
281-2 Plaisirs de l’au-delà
Le paradis musulman possède ce caractère singulier qu’il promet l’interdit de l’ici-bas. L’horizon
d’attente du croyant est précisément ce qu’il est supposé ne pas tenter de connaître pendant sa vie
terrestre. Des éléments de ce paradis de jouissances sont cependant clairement empruntés à la
tradition judéo-chrétienne connue dans la Péninsule Arabique au moment de la révélation : si les
textes canoniques du judaïsme et du christianisme demeurent discrets dans la description du Paradis
céleste, les apocalypses apocryphes donnent à voir un verger aux fruits abondants, traversé de
rivières, comparable à la vision coranique. Les Hymnes du théologien Ephrem le Syrien (m. 373),
dont on peut supposer qu’ils étaient connus des chrétiens de la Péninsule Arabique, voire augmentés
des pseudépigraphes qui lui sont attribués, mentionnent même dans le groupe « sur le paradis » des
épouses célestes qui « accueilleront dans leur sein immaculé » l'homme qui aura vécu en virginité
99
.
Cette « compensation » céleste des privations terrestre sera développée par l’exégèse coranique, qui
multiplie les récits selon lesquels, à l’inverse, chaque plaisir déjà goûté ici-bas sera retranché dans la
vie éternelle.
La mention dans les pseudépigraphes de vierges célestes et d’une jouissance sexuelle est une
thématique en apparente contradiction avec Matthieu (22,30) : «Car, à la résurrection, les hommes ne
prendront point de femmes ni les femmes de maris, mais ils seront comme les anges de Dieu dans le
ciel ». L’inclusion de plaisirs sensibles au paradis est inconnue du christianisme européen médiéval, et
alimentera d’autant la polémique anti-islamique. La particularité du texte fondateur de l’Islam est la
mention spécifique de mariages célestes avec des vierges, mention qui sera rapidement interprétée dès
les premières générations de croyants comme synonyme de jouissance sexuelle dans l’au-delà. Ce
thème sera ensuite particulièrement développé par « l’exégèse traditionniste »
100
dans le sens quasi
exclusif de la jouissance masculine.
Ce paradis de l’ « orgasme infini », selon le mot de A. Bouhdiba
101
, est cependant contesté par les très
récentes lectures « syriaques »
102
du Coran, qui pensent déceler dans les houris et les pages
paradisiaques deux contresens majeurs, qui auraient été adoptés dès le VIIIe siècle comme nouvelle
lecture de référence. C. Luxenberg et après lui J. M.F. Van Reeth
103
, analysant les péricopes
coraniques où sont mentionnées les « houris », pensent que ces vierges n’existent que dans
l’imagination des commentateurs et traducteurs ultérieurs : au verset (44:54) habituellement lu «wazawwajnâhum bi-hûr ‘în » (nous les aurons mariés à des femmes aux grands yeux noirs), ils proposent
de lire «wa-rawwahahum bi-kûr/khûr ‘inab » (il les repose avec des grappes de raisin), écho d’un
passage de la version syriaque de l’apocalypse de Baruch.
La démonstration des défenseurs d’une « lecture syriaque » du Coran ignore cependant la mention de
la virginité, associée dans le texte sacré à l’évocation des épouses célestes : à moins d’y voir une
interpolation inauthentique d’époque ultérieure, cela fragilise cette thèse
104
. Luxenberg et Van Reeth
99. Voir Gaudefroy-Demonbynes, Mahomet, pp.434 sq, cité par Bouhdiba, 98. Voir Sebastian Brock, (trad)
Hymns on paradise: St. Ephrem the Syrian, New York, St Vladimir's Seminary Press, 1990.
100. Au sens où l’entend Ṣubḥî Ṣâliḥ, c’est à dire l’exégèse ne se basant que sur la tradition du Prophète et des
compagnons, selon les modalités médiévales de critique des sources. Ce néologisme est préférable à
« traditionaliste » ou « traditionnel ». Ṭabarî en est le meilleur représentant.
101. Bouhdiba, 1975, pp. 91-107.
102. A la suite de l’ouvrage discuté de Christoph Luxenberg (nom d’emprunt), Die syro-aramäische Lesart
des Koran: Ein Beitrag zur Entschlüsselung der Koransprache, Berlin, Das Arabische Buch, 2000, qui
développe la thèse d’un emprunt massif du Coran aux pseudépigraphes judéo-chrétiens en langue
syriaque, ultérieurement incompris des exégètes qui superposeront un sens arabe à des racines communes
aux deux langues, ou feront des lectures erronées d’un texte dépourvu de points diacritiques.
103. “Le vignoble du paradis et le chemin qui y mène“, Arabica 53 (2006), pp. 511-24.
104. De même, comment concilier cette interprétation avec la mention claire d’épouses purifiées (2,25) ? La
29pensent également que les «wildân mukhalladûn » (éphèbes immortels)» qui servent les bienheureux
sont une autre un erreur de lecture. Il s’agirait des « fils [de la vigne] » ; quant à la comparaison
récurrente des « houris » et « éphèbes » aux perles cachées, elle serait la subsistance d’une image
christique, celle du corps mystique, présente chez Saint Ephrem. Notons que les deux auteurs
n’envisagent pas une hypothèse moins radicale, qui serait celle d’un contresens antérieur à la
révélation coranique, au sein même des communautés juives et chrétiennes de l’Arabie du VIe siècle,
et de la reprise par le texte coranique d’une imagerie déjà « faussée » mais courante dans ces
communautés. L’hypothèse ancienne
105
d’une traduction par l’islam naissant de l’iconographie
chrétienne montrant les anges gardiens du paradis, en termes de jeunes hommes et femmes érotisés
demanderait quant à elle à être confrontée à ce que l’on sait maintenant de la circulation des images et
des mosaïques en Syrie et en Arabie préislamique, ainsi qu’à l’influence du substrat iranien
106
.
Le relevé le plus complet des délices paradisiaques dans le texte coranique, puis dans l’exégèse
traditionniste, dans l’exégèse mu‘tazilite et enfin chez les mystiques, est fourni par l’ouvrage
désormais classique de Soubhi El-Saleh La vie future selon le Coran
107
. Le savant libanais, lui-même
théologien musulman, dresse un tableau cohérent qui dé-historicise la construction de l’image
paradisiaque tout au long de la prédication muhammadienne, en conciliant des fragments épars. Si on
admet la tradition qui considère comme mekkoise la sourate LV Le Miséricordieux
108
, riche de deux
descriptions successives des délices paradisiaques, on voit alors que la mention des houris (ḥûr) et des
pages ou éphèbes (wildân) — en reconnaissant le sens « traditionnel » de ces vocables coraniques —
apparaît très tôt dans la prédication. Les bienheureux sont adossés à des lits alignés (52,20) qualifiés
de mawḍûna (56,15), sur lequel l’exégèse s’interroge : entremêlés comme les côtes d’une maille ou
ornés d’or et de pierres précieuses
109
; accoudés sur des tapis au revers de brocart (furush baṭâ’inuhâ
min istabraq 55,54) ou des jardins/coussins verts (rafraf khuḍr, 55,76)
110
, ils sont servis par des
adolescents éternellement jeunes, semblables à des perles cachées, et ont pour épouse des femmes
blanches aux yeux extrêmement noirs. L’exégèse traditionniste, logiquement, rapprochera le
coranique ḥûr, désignation collective des épouses du paradis, de la racine ḥ/w/r évoquant le contraste
entre la noirceur de l’iris et la blancheur de l’oeil. C’est le cas de Bukhârî (m. 870) puis Ṭabarî (m.
923), qui réfute une étymologie d’Ibn Mujâhid selon laquelle ce sont les femmes sur lesquelles le
regard s’émerveille (racine ḥ/y/r). Ainsi ḥawrâ’, « femme aux yeux noirs au fond très blanc », dont le
pluriel est ḥûr, est un adjectif qui une fois lexicalisé perdra son acception générale et retrouvera un
nouveau singulier ḥûriyya, hourie. Ces épouses sont semblables au corail (marjân) et au rubis (yâqût),
sans doute par allusion à la blancheur de leur peau, gage de beauté dans la société bédouine
111
.
L’adjectif ḥawrâ’, attesté dans la poésie préislamique comme élément de description de la bienaimée, montre comment un imaginaire bédouin vient se surajouter au legs judéo-chrétien :
lecture du ductus consonantique z/w/j en r/w/h n’y est pas possible.
105. Carra de Vaux, “Djanna”, EI1.
106. Gaudefroy-Demonbynes, op.cit. affirme ainsi que « Les houris sont d’origine iranienne mais elles ont été
adoptées par les légende des peuples du Proche-Orient, notamment par les chrétiens ». [Pas de trace dans
mes recherches sur Encyclopedia Iranica à ce jour]
107. Vrin, Paris, 1986, à partir de la thèse de doctorat de l’auteur, Les délices et les tourments de l’Au-delà
dans le Coran, Sorbonne, 1954.
108. Blachère considère comme « évident que cette sourate forme la transition avec celles de la deuxième
période [mekkoise] », Le Coran, traduction nouvelle, Paris, Maisonneuve et Larose, 1949, p. 74.
109. Ṭabarî, Tafsîr de 56,15.
110. Les termes de la description du paradis, dont le sens est perdu au VIIIe siècle, donnent lieu presque
systématiquement à des interprétations divergentes que consigne Ṭabarî.
111. Rubis ou zircon, voir Jacqueline Chabbi, Le Seigneur des Tribus, l’Islam de Mahomet, Paris, Noêsis,
1997, p. 514, qui réfute la traduction courante de yâqût en rubis, car le zircon est susceptible d’être blanc.
30ḥawrâ’u jaydâ’u yustaḍâ’u bihâ / ka-’annahâ khûtu bânatin qaṣifi
Yeux noirs dans une pupille blanche, cou gracile, on s’éclaire à son éclat / semblable à un rameau de
saule ondulant
112
Leur regard est modeste : qâṣirât al-ṭarf, elles ne regardent pas d’autre homme que leur mari
[céleste], selon l’exégète Ṭabari
113
. Les versets (56,35-36-37) « Nous les avons créées à la perfection /
Et les avons faites vierges / obéissantes et d’âge égal » est le plus souvent rattaché par l’exégèse, dans
un souci de cohérence, à (56,22-23), qui mentionne les houris semblables aux perles cachées. D’autres
interprétations y voient les femmes terrestres retrouvant jeunesse au paradis :
«Ce sont celles qui ont été saisies dans le monde d’ici-bas, vieilles aux yeux souillés de
sécrétions, aux cheveux grisonnants (ramsan shamṭan), et que Dieu après leur vieillesse a
recréées sous forme de vierges, attentionnées, aimantes et passionnées, toute du même
âge »
114
.
Elles vivent isolées dans des tentes (maqṣûrâtun fî l-khiyâm, 55,72), et n’ont été déflorées ni par
hommes ni par des jinn — l’acception sexuelle du verbe ṭamatha est confirmée par les lexicographes,
bien que le vers-témoin cité par Ibn Manẓûr soit islamique (mais il est vrai attribué au très
bédouinisant Farazdaq, ce qui réduit l’hypothèse d’une contamination coranique).
La mention, plus tardive dans la chronologie de la révélation, de l’entrée des élus au monde céleste
avec leurs ancêtres, épouses et enfants terrestres (13,23), (43,70) pourrait être une réponse aux
interrogations ultérieures de la première communauté musulmane sur le statut des épouses d’ici-bas
au Paradis
115
. De plus, la mention des houris disparaît à la période médinoise, sans que l’on puisse
nécessairement y voir comme A.J. Wensinck l’indice d’une période où « dans la sphère des affections
humaines, le Prophète avait trouvé son équilibre »
116
.
Contrairement à l’exégèse moderne qui, gênée par la polémique chrétienne dénonçant un paradis
islamique tout de sensualité et exempt de spiritualité, s’orientera vers une lecture symbolique du texte
coranique, il n’existe nulle gêne dans le monde classique devant l’hypothèse d’une jouissance
sexuelle dans l’au-delà. Les croyants modernes sont souvent choqués à la redécouverte des textes
médiévaux et pré-modernes amplifiant les plaisirs physiques du paradis.
Les premiers mu‘tazilites reconnaissent la jouissance sensuelle sans lui donner de valeur
métaphorique
117
, et même la dernière exégèse de cette école rationaliste, celle de Zamakhsarî, se
préoccupe plutôt de nier la vision de Dieu. Les premiers mystiques, quant à eux, affirment simplement
se détourner de ces récompenses vulgaires par amour de Dieu et attendent son éternelle beauté, ou
distinguent entre un paradis du vulgaire, où les jouissances sont sensuelles, et un paradis ultime. C’est
chez Ghazâlî (m.1111) qu’on trouve mention de sa part qu’il existe une argumentation niant
l’intelligibilité des plaisirs célestes, sans cependant que l’auteur ne l’assume pleinement. Dans son
Mîzân al-‘amal, il distingue quatre attitudes vis-à-vis de l’au-delà. La dernière, ridiculisée, est celle
des athées. La première est celle de croire à la réalité physique des tourments et plaisirs, ajoutés à
d’autres qui surpasse la description. La seconde est celle des philosophes, qui reconnaissent une
112. Vers de Qays b. al-Khaṭîm, poète de Yathrib mort peu avant l’hégire, cité par Ibn Manẓûr, Lisân al-
‘Arab, racine ḥ/w/r.
113. Ṭabarî, Tafsîr de 55,56.
114. Ibn Qayyim al-Jawziyya, Rawḍat al-Muḥibbin. On trouve un ḥadîth très semblable chez Tirmidhî, Sunan,
3218 qui l’estime faible.
115. Blachère considère la sourate 13 comme appartenant à la troisième période mekkoise, voire médinoise,
op.cit. p. 705. Le verset (36,56) est plus ambigu: épouses terrestres ou célestes. 40,8 n’implique pas de
retrouvailles au paradis.
116. A.J. Wensinck, “Ḥûr”, EI2.
117. El-Saleh, 1986, p.73.
31jouissance dont la modalité ne peut pénétrer le coeur humain et l’appellent jouissance mentale. Un
troisième groupe, influencé par la mystique et peut-être proche proche de la pensée de Ghazâlî, estime
que la jouissance physique est exclue du fait de la séparation du corps et de l’âme à la mort. Les
jouissances paradisiaques surpassent les jouissances physiques, qui sont déficientes (fî ghâyat alquṣûr) au regard des jouissances de l’au-delà. Mais les masses n’étant pas à même de saisir cela, « ces
jouissances leur ont été représentées par ce qu’ils connaissent en matière de plaisirs physiques»
118
.
Fakhr al-Dîn al-Râzî (m.1209), ash‘arite et philosophe, nie également l’intelligibilité des plaisirs
célestes dans son commentaire de (76,20) :
« Sache que les jouissance terrestres ne sont que de trois espèces : la satisfaction des
appétits, le passage de la colère, et la jouissance imaginaire exprimée par l’amour de la
gloire et de la richesse. Tout ceci est méprisable car les animaux les plus vils partagent au
moins avec l’homme l’une d’entre elles. Le Grand Royaume mentionné par Dieu en ce
verset est nécessairement différent de ces viles jouissances, et ne saurait consister qu’en
ce que se grave en l’âme la sainteté du monde invisible (malakût) et qu’elle est ornée par
la majesté de la nature divine (lâhût) »
119
.
L’exégète shâfi‘ite Baydâwî (m. 1286) avance lui aussi un sens métaphorique :
« Si l’on objecte que l’utilité de la nourriture est l’alimentation du corps afin qu’il ne
souffre pas de la faim, et que l’utilité du coït réside dans la procréation et la survie de
l’espèce, et que ceci n’est pas nécessaire au paradis, il faut répondre que les nourritures et
objets de plaisir sexuel du paradis, ainsi que toutes les dénominations [employées dans le
Coran] sont de l’ordre de la métaphore et de l’allégorie (al-isti‘âra wa-l-tamthîl), qu’elle
ne participent pas de la même réalité [que celles d’ici-bas], de sorte qu’elles auraient les
mêmes nécessités et utilités »
120
.
Ces lectures autorisées ne sont cependant pas celles qui marqueront l’imaginaire musulman. C’est, de
manière prévisible, l’exégèse traditionniste qui développe à l’envi les plaisirs physiques et ouvre les
portes au surgissement de l’imaginaire. Dans une large mesure, l’amplification y est un procédé
rhétorique visant à répondre à une aporie : la représentation de l’inimaginable. C’est pour cela que
l’on doit s’interroger sur la mesure dans laquelle ces textes doivent être pris au pied de la lettre
comme représentatifs de ce qu’une partie de la pensée classique attend de l’au-delà. Alors que la
récolte du ḥadîth sélectionne les traditions « authentiques », un tafsîr comme celui de Ṭabarî accueille
les expressions les plus extraordinaires du désir, en incluant sous couvert d’une chaîne de garants des
propos peut-être nés dans l’imagination des sermonnaires. Souvent rattachés en fin de chaîne à Ibn
‘Abbâs ou Abû Hurayra, des « traditions prophétiques » dépeignent un paradis somptueux, tout de
parfums (ambre, camphre, myrte, musc), de couleurs et de minéraux précieux (rubis, saphirs, coraux,
perles, etc.), qui semble clairement influencé par les cieux de gemmes et de métal brillant des Asmân
de la cosmologie zoroastrienne
121
, que cet imaginaire soit déjà présent à l’esprit des premières
générations ou qu’il corresponde à l’iranisation culturelle de l’ère abbasside. Les houris tiennent une
place de choix dans la description des délices : chair fine et délicate, luminosité des traits, elles ont
les seins naissant fermes et ronds des jeunes filles (kâ‘ib) et non les mamelles pendantes
122
, elles sont
comme les élus libérées des besoins naturels, ne connaissent ni menstruation ni grossesse. Attendant
leurs époux, elle sont revêtues de soixante-dix voiles, portent bracelets d’or et bagues précieuses...
118. Abû Hâmid al-Ghazâlî, Mîzân al-‘amal [alwaraq 2]. Contrairement à ce qu’avance El-Saleh, op.cit. p.
107, Ghazâlî ne présente pas explicitement cette position comme étant sienne.
119. Râzî, Mafâtîh al-Ghayb, al-mas’ala al-thâniya, commentaire de (76,20) et non de (86,20) comme signalé
par El-Saleh, op.cit., 85). Notre traduction est différente.
120. Al-Bayḍâwî, Anwâr al-tanzîl wa-asrâr al-ta’wîl, commentaire de (2,25).
121. Voir A. Tafazzoli, Asmân, Encyclopedia Iranica.
122. Ibn Qayyim al-Jawziyya, Rawḍat al-Muḥibbin.
32L’homme au paradis reçoit la force de cent mâles pour manger, boire, coïter et désirer
123
, « Dieu ne
fait pénétrer personne au paradis sans lui donner cent épouses, trente houris et soixante-dix autres qui
sont son héritage des réprouvés de l’enfer ; chacune a un devant (vagin?) appétissant et l'homme a
une verge qui ne se plie jamais »
124
. Mais il serait erroné de ne voir dans cette efflorescence qu’une
simple tradition « populaire » : des générations de lettrés compileront, critiqueront et discuteront ce
corpus où « les choses célestes sont toujours décrites selon une économie de la somptuosité dont la
mesure est infinie »
125
. D’autre part, cette représentation de la sexualité paradisiaque n’est pas
simplement une expression ou un reflet du désir masculin ; bien plus important, elle le scripte, le
façonne, et définit son horizon.
Le Hâdî l-arwâh d’Ibn Qayyim al-Jawziyya (m. 1350), théologien ḥanbalite et élève d’Ibn Taymiyya,
prouve à quel point les milieux traditionnistes continueront à colporter et organiser entre elles au
quatorzième siècle les anecdotes amplificatrices sur les jouissances paradisiaques, alors que le courant
mystique en pleine expansion insiste sur la vision de Dieu. Un chapitre y est consacré aux houris,
suivi d’un autre sur le coït au paradis
126
. On y lit ainsi :
« Si une houri crachait dans sept mers, elle les adoucirait tant est suave sa salive. Les
houris aux grands yeux sont faites de safran. Si l’on considère que l’homme a dans la
création la plus belle des apparences, alors qu’il est fait de poussière, comment se
représenter l’image de cette créature de safran qui se trouve dans l’au-delà? ».
Une tradition attribuée à Ibn Mas‘ûd affirme que le Prophète déclara : « Une lumière brille au paradis.
Levant la tête, les croyants virent que c’était une houri qui souriait à son époux ».
Une disponibilité sexuelle immédiate est dépeinte : Ibn ‘Abbâs affirme que
« Il y a au paradis un fleuve qui se nomme le Baydakh, et sur ses berges se trouvent des
coupoles de rubis, sous lesquelles se tiennent de jeunes houris. Les gens du paradis
décident de s’y rendre et en arrivant observent les visages des ces houris. Si l’une de ces
esclaves (jâriya) plaît à un homme parmi eux, il lui  frôle le poignet et elle le suit ».
Un ḥadîth transmis par Abû Hurayra affirme qu’un homme aura la force en une seule journée au
paradis de jouir de cent vierges. «Coïterons-nous au paradis ? demande Abû Hurayra au Prophète.
Oui, par celui qui en sa main tient mon âme, en les prenant de force l’une après l’autre (daḥman
daḥman ou dakhman dakhman selon les versions) ». Les femmes redeviennent vierges après le coït.
Abû Hurayra rapporte qu’on interroge le Prophète : « Un homme touchera-t-il ses femmes au
paradis ? Certes, par Celui qui m’a envoyé en vérité, avec une verge infatigable (dhakar lâ yamillu),
des vulves qui ne connaissent pas l’usure (lâ yahfî) et un désir ininterrompu ». La description des
houris s’arrête aux portes mêmes du vagin, lieu ultime où le surgissement se trouve muet, dans un
autre texte halluciné d’Ibn Qayyim al-Jawziyya, poème de cent vers qui se conclue sur son propre
emportement :
«Ce sont des femmes aux seins jeunes et fermes, comme la plus belle grenade. Leur cou
est long, irréprochable en sa blancheur et son élancement [...] les poignets sont
semblables à deux lingots [d’argent?] surmonté de mains plus douces au toucher que la
crème [...] et le nombril est une parure pour leur ventre, plongé dans les replis, telle une
ronde boîte d’ivoire fourrée de musc — gloire soit rendue à celui qui créée la perfection.
Et si le regard devait encore descendre, vous verriez alors une chose incroyable qui ne se
peut décrire, jamais atteinte par les menstrues, ni par l’urine, ni par rien de ce qui affecte
123. ‘Abd al-Wahhâb al-Sha‘rânî, Mukhtaṣar tadhkirat al-Qurṭubî, Istanbul, Hakikat Kitabevi, 2000, p. 262.
124. Sha‘rânî, op. cit.
125. Aziz Al-Azmeh, “Rhetoric for the Senses, A Consideration of Muslim Paradise Narratives”, Journal of
Arabic Literature 28 (1995), traduit en français dans La virilité en Islam, Intersignes, 1998, réédité à
Paris, Editions de l’Aube, 2004, p. 125.
126. ch. 54 et 55.
33les femmes, une chose entourée de deux cuisses qui le gardent, précieux et convoité,
servies par ces deux colonnes, comme un sultan, obéi, s’il appelle son bien aimé le voilà
qui accourt, sans faiblesse, amant infatigable, et quand il vient à elle, la belle retrouve son
éternelle virginité [...] Seigneur, pardon car nos plumes débordent la mesure ! »
127
 
‘Abd al-Wahâb al-Sha‘rânî (1565), soufi égyptien orthodoxe du début de l’ère ottomane, consigne
d’autres traditions qui montrent que l’amplification des détails se poursuit au fil des siècles. En dépit
de son affiliation mystique, il développe la question de la constitution des houris : « le tiers inférieur
des houris est fait de musc, le tiers médian d’ambre, et le haut de camphre, tandis que leur chevelure
et leurs sourcils sont un trait de noir dans la lumière »
128
affirme-t-il en attribuant cette description au
Prophète dans une section consacrée à la description du paradis.
Le paradis ne semble pas si jouissif pour les femmes :
«Malik rapporte que Zubayr b. al-‘Awâmm, que Dieu l’agrée, battait souvent sa femme
Asmâ’, fille [du calife] Abû Bakr al-Ṣiddîq. Il la battit violemment un jour alors qu’elle
était sortie sans sa permission, après avoir noué sa chevelure à celle de sa co-épouse, qui
était plus fine qu’elle. Asmâ’ se faisait battre plus souvent et alla se plaindre à son père. Il
lui répondit : patience, ma fille, Zubayr est un homme pieux, peut-être sera-t-il aussi ton
époux au paradis : il m’a été rapporté que lorsque un homme déflore une vierge, elle est
son épouse au paradis »
129
.
La tradition suivante, attribuée au Prophète sans même prétendre à un semblant d’isnâd, laisse plus
de chance aux femmes ayant connu plusieurs époux : « [la femme] choisit l’époux qu’elle estime le
meilleur, et lui appartient alors ». La tournure arabe est signifiante : kânat lahu, elle sera à lui, et non
kâna lahâ, elle l’obtiendra : il s’agit là de sélectionner le maître auquel on s’offre.
Mais la peur masculine de ne pas satisfaire, déjà évoquée dans un chapitre précédent, se traduit aussi
par une tradition divergente où un compagnon demande à sa femme de ne point se remarier après lui
s’ils doivent être réunis au paradis, car c’est le dernier époux qui garde sa femme
130
. Les femmes
croyantes admises au paradis sont, quant à elles, soixante-dix mille fois supérieures aux houris, du fait
de leur obéissance à Dieu, mais en dépit de leur jeunesse retrouvée ne font pas l’objet des
développements érotiques réservés aux houris.
A. Bouhdiba
131
analyse un autre opuscule détaillant les plaisirs de l’au-delà, composé par l’un des plus
prolifiques auteurs de l’Orient musulman classique, le polygraphe Jalâl al-Dîn al-Suyûṭî (m. 1505)
132
,
qui culmine par une magnifique mise en scène de dévoilement de la face de Dieu, faisant suite à la
récitation par le Tout-Puissant lui-même de sa parole révélée : « Lorsque la Lumière du Vrai atteint
leurs visages, ceux-ci s’illuminent et restent trois cent ans figés devant la face du Vrai, glorifié soit
Son nom, Dieu l’unique, l’Incomparable ». Il est cependant remarquable que ce soit à la suite de
l’évocation de cette vision ultime que les détails hyperboliques sur la jouissance sexuelle trouvent leur
place : les visages blancs, verts, jaunes et rouge des houris, leur poitrine qui porte écrit le nom de leur
mari associé à l’un des « beaux noms » de Dieu, les soixante-dix alcôves dont disposent les
bienheureux taillés dans une hyacinthe rouge, chaque alcôve contenant soixante-dix lits, occupés par
une houri entourée « de mille négresses qui tiennent chacune un bol et nourrissent la femme et le
127. Ibn Qayyim al-Jawziyya, Rawḍat al-Muḥibbîn, ch. 19 fî dhikr faḍîlat al-jamâl, pp. 254-258.
128. Sha‘rânî, op.cit., pp. 259-60.
129. Sha‘rânî, op.cit. p. 261.
130. op. cit.
131. Bouhdiba, 1975, pp. 91-107.
132. Kitâb al-durar al-ḥisân fî l-ba‘th wa-na‘îm al-jinân qu’il qualifie d’ « exceptionnel par le contenu et la
popularité ».
34mari »
133
.
Le développement de l’imaginaire érotique sur un sujet lié au sacré, la récompense des croyants
amène le chercheur tunisien à affirmer la spécificité de la vision islamique [du paradis] qui serait
d’ordre psychosociologique et théologique, et non pas historique. Cette vision détaillé de l’au-delà
constitue un véritable credo : ainsi, « le chrétien sera asexué au paradis. Or, le musulman, lui, y
connaîtra un orgasme infini ». Réfutant la vision de l’orientalisme classique qui oppose un
matérialisme islamique à la spiritualité chrétienne, et vont jusqu’à nier (avec les mu‘tazilites...) la
vision ultime de la face de Dieu, Bouhdiba pense que « la vision de Dieu constitue l’essence même
des délices du paradis musulman. Mais elle n’est pas exclusive. Elle est comme le prolongement des
autres délices, physiques en quelque sorte, promis aux Elus ». L’Islam amène à penser « la
coextensivité du sexuel et du sacral ». Le paradis serait ainsi la réconciliation de l’homme avec la
nature, c’est-à-dire avec la matière, et la minéralité des représentations traditionnelles serait
l’illustration de ce besoin du musulman de projeter sa propre profondeur, par le symbolisme des
gemmes. Dans une page au ton lyrique
134
, Bouhdiba  résume sa pensée :
« Le sens de la jouissance paradisiaque, c’est assurément qu’il faut prendre au sérieux son
propre corps. Loin de déréaliser nos désirs, l’islam nous apprend à mieux les réaliser.
L’évocation du paradis est un onirisme vigilant [...] Au paradis, nos désirs seront pris au
sérieux et en considération. Cela veut dire que la paix du paradis passe par
l’accomplissement de soi [...] intégrer le sexuel au sacral, tels sont finalement, croyons
nous, la grande leçon et le grand mérite de cette vision islamique de l’au-delà ».
Ecrites en 1975, quand les cultures musulmanes sont peu familières au lectorat européen visé par
l’auteur, et que les échos de l’antique polémique chrétienne dénonçant une grossière sensualité
musulmane sont prêts à céder sous les assauts de la révolution sexuelle occidentale, ces lignes
réfléchies sont une première pierre dans l’entreprise de normalisation des cultures musulmanes au
regard d’un public européen désormais prêt à accepter la célébration du plaisir comme un élément de
rapprochement et non d’éloignement entre les cultures. Les temps s’y prêtent, et on est loin de
l’urgence un peu ridicule qu’il y aurait au début du XXIe siècle à fabriquer artificiellement un
« Kama-Sutra arabe »
135
.
Mais les propos de Bouhdiba doivent être néanmoins reconsidérés. Son apport est indiscutablement
d’avoir identifié cette intégration du sexuel au sacral dans le travail des docteurs de la loi musulmane,
tout au long des siècles et avec un ampleur manifeste au tournant de l’âge mamelouk et ottoman (ce
qui demanderait plus longue enquête). Mais outre que ces représentations du paradis ne sont plus
reconnues comme légitimes par la majorité des musulmans contemporains, la question du lectorat
ancien de ces sources se pose : élucubrations de savants ressassant inlassablement un corpus fermé de
traditions établi au IXe siècle, tels Suyûṭî isolé dans sa demeure du nilomètre et vivant en ermite ses
dernières décennies, ou bien réponses nécessaires aux angoisses populaires, ou encore œuvres aux
frontières de la science au sens traditionnel et de la littérature, conçues comme variations savantes sur
le thème de l’ineffable félicité ? Dans quelle mesure le grand ‘âlim du XVe siècle adhère-t-il à ses
propres propos ? Ces opuscules pourraient-ils être des guides pour propagandistes de la foi rappelant à
l’ordre les croyants tentés par les joies d’ici-bas ?
Bouhdîba s’exonère enfin de regarder de plus près les termes de ce plaisir : plaisir infini sans doute,
mais selon des modalités qu’il faut examiner. Aziz Al-Azmeh, à la lecture du Durar al-ḥisân de
Suyûṭî, rapproche la composition de l’image paradisiaque de l’analyse barthienne de la pornographie
133. Suyûṭî, Al-Durar al-ḥisân, cité par Bouhdiba, op.cit., p. 95.
134. A. Bouhdiba, op. cit. p.105-6. Cette page est si importante pour l’auteur qu’elle figure en quatrième de
couverture de la réédition en collection Quadrige, 2001.
135. Malek Chebel, Le Kama-Sutra Arabe, Paris, Fayard, 2006.
35chez Sade : « une trame de figures érotiques, découpées et combinées entre elles comme les figures
rhétoriques du discours écrit »
136
. Il corrige l’analyse de Bouhdiba : il n’est point question d’orgasme,
car les élus ne connaissent aucune sécrétion, aucune évacuation de substance, et leur coït est « un
mouvement continu de bascule, ininterrompu par l’orgasme »
137
. Cette absence d’orgasme
« juxtapose l’origine et la fin, l’acte et son sommet, fait en sorte que l’accomplissement
vaille le désir lui-même; elle fige l’activité sexuelle en un instant-éternité où le désir, en
tant que souhait non-consommé, c’est-à-dire en tant que manque, devient une pure figure
de l’accomplissement total : au paradis, le désir est le rêve d’un désir instantanément
aboli, sidéré dans cette image de la complétude qui n’est autre que la réalité d’un désir
uniquement virtuel »
138
.
Si l’on comprend correctement l’intention d’Al-Azmeh, le discours des traditionnistes ne serait en fait
pas si différent de celui des philosophes défendant l’inintelligibilité des plaisirs célestes : c’est leur
écriture même qui, par sa répétitivité, est une image de ce désir à la fois manque et accomplissement.
Mais sans verser dans une projection trop hâtive de ce discours de la tradition sur une supposée
essence du désir musulman pré-moderne, quelques remarques que se refusent Bouhdiba comme ElAzmeh s’imposent. D’abord, qu’il s’agit exclusivement de jouissance masculine. Quand bien même
ces fabrications ne seraient représentatives que des milieux piétistes qui les collectent et les diffusent,
elles expriment des attentes et des angoisses masculines qui débordent probablement les milieux de
production de ces récits, et plus encore, ces récits contribuent à les fabriquer. Angoisse et espoir de la
capacité au coït, maintes fois affirmée, renforcée par l’âge éternel et christique de trente-trois ans
promis aux élus dans des recueils de traditions très anciens
139
. Cette angoisse fait clairement écho à la
« dangerosité » et l’insatiabilité du désir féminin, souligné par les analyses féministes
140
. Le paradis est
le lieu où le mâle ne risque plus de ne pas satisfaire.
Angoisse encore du partage, de la perte d’autorité sur les femmes terrestres une fois au paradis : à
quel mari appartiennent-elles, se demandent les traditionnistes. L’intérêt porté aux houris aux dépens
des épouses légitimes, auxquelles est rapidement reconnue une prééminence démentie par la place
qu’elles occupent dans le débat, montre l’importance que revêt la notion d’exclusivité, dans des
cultures où la simplicité du divorce et la profusion des concubines pour l’élite économique entraîne
dans la réalité une circulation des femmes, et partant le risque de la comparaison. Les houris, elles, ne
s’offrent qu’à l’unique regard du mari. Ibn Qayyim al-Jawziyya explique ainsi la formulation
coranique « isolées dans des tentes » (55,72) : « il leur est interdit de s’exhiber sans modestie (tabarruj
wa-tabadhdhul) à d’autres que leur époux, elle n’appartiennent qu’à lui et ne sortent jamais de leurs
demeures et ne désirent que lui ».
Il ne s’agit pas ici simplement de la reproduction dans l’au-delà de la claustration féminine du monde
réel, mais d’une version parfaite de la claustration, d’un univers où l’être défini comme femelle renaît
devant un mâle éternellement unique, tandis que lui est placé devant une infinie multiplication de la
femme.
Centralité enfin de la virginité et de l’acte de défloration. Commentant le verset coranique (36,55)
136. A. Al-Azmeh, op.cit. p. 127.
137. op.cit. p. 134.
138. op.cit. p. 135.
139. Par exemple al-Tirmidhî, Sunan 2468.
140. Une autre piste d’analyse est suggérée par Afsaneh Najmabadi, “Reading ‘Wiles of Women’ Stories”,
Imagined Masculinities, M. Ghossoub&E. Sinclair-Webb éds, Londres, 2000, p. 166, note 16 : Comme
dans les contes merveilleux d’île des femmes nues, le paradis coranique « tardif » des exégèses est une
recréation du monde féminin où a été élevé le jeune mâle, avant d’en être chassé à l’arrivée de la puberté.
Les houris seraient aussi un écho des femmes nues du ḥammâm de l’enfance...
36« Les hôtes du paradis seront ce jour-là réjouis par leur occupation », Ṭabarî semble préférer gloser
l’occupation ou le travail des Elus en terme de « grâce » et « bonheur », mais avalise les multiples
traditions qu’il cite et qui identifie cette tâche comme étant la défloration des vierges (iftiḍâḍ al-
‘adhârâ ). Chez Ibn Qayyim al-Jawziyya
141
, c’est la seule version qui est retenue. Quand bien même
l’orgasme serait infini, c’est la prise de possession qui est le point nodal de la description. Le juriste
n’envisage la sexualité qu’en terme de pénétration, et projette son obsession pour les actes définitoires
de l’union licite ou illicite dans le domaine du rêve. S’agit-il d’un fantasme imaginant la répétition
d’un acte unique dans la vie du couple des classes populaires, sans doute aussi traumatique pour le
jeune époux que la jeune femme, ou du désir de multiplication infini des concubines pour le nanti, qui
se sera déjà formé à un exercice qui perd toute dimension angoissante par l’assurance d’une virilité
infaillible ? Le « de force, de force » (daḥman daḥman) dans le ḥadîth rapporté par Abû Hurayra sur le
coït paradisiaque fournit aussi une clé du désir masculin de l’époque classique. Ibn Manẓûr explique
le substantif dahm par « poussée violente » et inclut à propos de ce même ḥadîth un commentaire de
[Majd al-Dîn] Ibn al-Athîr (m. 1210) qui ajoute « le coït par la force et la contrainte » (bi-daf‘ waiz‘âj)
142
. La jouissance paradisiaque développée par les traditionnistes n’est pas l’union confiante des
partenaires connaissant leurs corps, mais le heurt de corps s’ignorant, un phallus défaisant
éternellement un obstacle, une violence initiale qui se représente comme souhaitée et attendue dans un
sourire figé. Ce script était-il si satisfaisant pour convaincre de l’inanité d’une recherche du plaisir icibas ? La littérature, on le verra, semble proposer d’autres jouissances.  
Les pages du paradis
Il faut tout l’aveuglement de générations d’orientalistes, A. Bouhdiba compris, pour ne pas
s’interroger sur la nature initialement érotique des pages (wildân mukhalladûn) du paradis
143
.
L’épithète mukhallad qui qualifie ces jeunes gens signifie-t-il « éternel » dans le sens d’une jeunesse
permanente ou « arborant boucles d’oreilles et bracelets »
144
? Ṭabarî réfute la seconde explication et
assure que les Arabes d’antan disent mukhallad l’homme dont on ne voit pas les signes de
vieillissement. L’image du sâqî, le jeune échanson, nécessairement lestée d’une charge homoérotique
dans le monde méditerranéen ancien, apparaît dès l’origine comme plaisir de l’au-delà. Bien avant
que l’éphèbe devienne l’objet de passion de la poésie amoureuse de langue arabe, persane ou turque,
le portrait coranique des pages qui tournent au service des élus et leur apportent « des cratères, des
aiguières et des coupes d’une vin fluide / qui ne donnent point mal à la tête ni ne font perdre l’esprit/
ne se vident
145
» est celui d’êtres dont la vue est source de plaisir : « lorsque vous les verrez, ils vous
sembleront comme perles détachées »
146
. Cette comparaison est naturellement à rapprocher de la
qualification des houris, semblables à des « perles cachées » : l’emploi de descriptifs identiques de la
beauté féminine et de la beauté mâle adolescente est ici signifiante.
Les lectures « syriaques » du Coran et l’acception traditionnelle des termes peuvent à cette occasion
être réconciliées : S. Pinckney Stetkevych propose que
« les images qui accompagnent constamment le vin aussi bien dans la poésie que dans les
écritures — l’échanson, l’esclave chantante, les perles, les épices et le parfum — servent
141. Hâdî al-arwâh, chap. 55.
142. Ibn Manẓûr, Lisân al-‘Arab, racine d/h/m ; Majd al-Dîn Ibn al-Athîr, Al-Nihâya fî gharîb al-ḥadîth wa-l-
’athar [alwaraq 294].
143. Coran (56,17) et (76,19).
144. Ṭabarî, Tafsîr de (56,17).
145. Coran (56,19). Ṭabarî dans son Tafsîr retient deux lectures possibles.
146. Coran (76,19).
37à convoyer un message d’immortalité. Il est intéressant que ces mêmes symboles font
partie du culte dyonisiaque [...] La divinité de l’Olympe, les célébrants des cérémonies
bachiques, le buveur bédouin, l’âme sauvée du vrai musulman expriment leur aspiration
commune par des symboles qu’ils se partagent »
147
.
Il faudrait ici ajouter l’imagerie christique. L’échanson coranique serait ainsi porteur d’une coupe
d’immortalité, et trouverait ses racines dans « le même substrat d’archétypes que Ganymède,
l’échanson de Zeus ». S. Pinckney Stetkevych en tire une conclusion d’importance pour expliquer que
ce qui est illicite sur terre devient licite aux cieux : immoralité = immortalité. La sexualité illicite est
celle qui n’est pas productive, mais ce qui est illicite sur terre, car distrayant l’homme de ses devoirs,
est permis au Jardin et « Les delices du paradis sont donc les désirs immatures et insouciants — ou
même, ainsi que Freud le dit “pervers polymorphes” — de la jeunesse »
148
.
Contrairement à l’exégèse, le texte sacré ne mentionne littéralement de coït qu’avec les épouses
célestes ; il est naturel que les wildân y soient encore moins désignés en tant qu’objets de jouissance
sexuelle, probablement pas envisagée par le milieu de réception de la prédication de Muhammad.
Mais ces pages sont néanmoins clairement objets de jouissance sensuelle, ne serait-ce que par le
regard. L’adolescent est dès la fondation de l’islam doté d’une charge érotique, qui ne demandera
qu’à être libérée par les constructions du désir masculin, dans le discours de la foi comme dans celui
de la littérature.
Chez Ṭabarî, leur beauté est affirmée ; mais des commentaires ultérieurs emploient un vocabulaire
emprunté à la poésie érotique : leur jeunesse est éternelle du point de vue de leur fraîcheur (ṭarâwa) et
leur taille gracile (ḥusn qadd)
149
. Même Ghazâlî ne les conçoit pas comme simples serviteurs mais
compagnons de jeu des élus les moins spirituels :
«Celui dont l’amour [de Dieu] en ce bas-monde est lié à son désir pour les jouissances du
paradis, pour les houris aux grands yeux et les palais, celui-ci y trouvera la place qu’il
souhaite, il y jouera (yal‘ab) avec les garçons et y jouira (yatamatta‘) des femmes ; mais
c’est là que s’achèvera son plaisir dans l’au-delà, car Dieu ne lui donnera en matière
d’amour que l’objet auquel aspire son âme et ce qui flatte son regard. Quant à celui qui
aspire au Seigneur de l’au-delà, au Roi ultime, et qui ne désire que Lui avec sincérité et
dévouement, il se verra offrir une place de vérité auprès du Puissant Souverain. Les
Justes joueront (yarta‘ûn) dans les vergers et vivront dans la félicité des jardins avec les
houris et les éphèbes, tandis que les Proches resteront en permanence en sa Présence, le
regard tourné vers elle, méprisant les plaisirs des jardins qui ne représentent qu’un atome
du leur. Certains seront occupés à satisfaire les appétits (shahwa) du ventre et des organes
sexuels (farj), tandis que d’autres préfèrent être assis [auprès de Lui] »
150
.
La proximité de mention des houris et des garçons laisse supposer une même charge érotique dans
leurs figures.
Un imaginaire antérieur à celui du Coran lie l’échanson à l’érotique, un imaginaire concomitant et
ultérieur, celui de la poésie, développera cette image. Il est donc inévitable que les pages
paradisiaques soient eux aussi atteints par le désir — nulle part ils ne sont conçus en tant qu’objets du
désir féminin, tout entier porté vers son unique époux céleste dans le discours des exégètes. Ce sera là
à la fois la tâche de la poésie, et de tout un pan de la littérature transgressive, le mujûn. Mais c’est
aussi l’objet d’une polémique savante, elle même susceptible d’être tournée en satire par la littérature,
147. Suzanne Pinckney Stetkevych, “Intoxication and Immortality: Wine and Associated Imagery in alMa‘arrî’s garden”, Homoeroticism in Classical Arabic Literature, 1997, p. 227.
148. S. Pinckney Stetkevych, op.cit., p. 227.
149. Glose par Sulaymân al-Jamal du Tafsîr al-Jalâlayn, cité par K. El-Rouayheb, 2005, pp. 134-5.
150. Iḥyâ’ IV p. 325 = [alwaraq 1428] (Kitâb al-maḥabba wa-l-shawq, al-qawl fî ‘alâmât maḥabbat al-‘abd lillâh)
38sur la permissibilité du coït anal avec les éphèbes du paradis. La controverse naît historiquement dans
un débat entre deux théologiens de l’école rationaliste mu‘tazilite irakienne, Abû ‘Alî b. al-Walîd alMu‘tazilî (m.1086) et Abû Yûsuf al-Qazwînî (m.1095), et ce « locus classicus [...] sera en permanence
intégralement reproduit ou sous forme d’allusion dans les manuels de droit hanafite, et ce jusqu’au
milieu du XIXe siècle »
151
.
Deux ouvrages du quatorzième siècle en donnent une version proche
152
 :
« Une controverse se déroula entre Abû ‘Alî b. al-Walîd et Abû Yûsuf al-Qazwînî sur la
licéité du coït avec les éphèbes du paradis. Ibn al-Walîd dit : il n’est pas impossible que
ce soit là une des jouissances du paradis car il n’y aurait plus de corruption ; la seule
raison de son interdiction ici-bas est que [la sodomie] interrompt la procréation et que
[l’anus] est lieu soumis à une souillure (adhâ). Or, tout ceci n’existe pas au paradis : c’est
pour cela qu’on peut y boire du vin car il ne mène pas à l’ivresse, au désordre et à la perte
de raison, et que jouir du vin est permis dans l’au-delà. Abû Yûsuf répondit : l’inclination
pour les mâles est une affliction calamiteuse (‘âha), et elle est un mal en-soi, car l’anus
est un lieu qui n’a pas été conçu pour le coït. C’est pour cette raison que [la sodomie]
n’est pas permise par la loi de Dieu, contrairement au vin. [L’anus] est le lieu par lequel
sortent les excréments (al-ḥadath) et ces viles afflictions ne se trouvent pas au paradis.
Ibn al-Walîd répondit : l’affliction (‘âha) est le fait d’être souillé par l’atteinte, et s’il
n’est plus d’atteinte, il ressort qu’il ne demeure que la jouissance ».
Ainsi que l’explique K. El-Rouayheb, « ce qui pourrait à première vue apparaître comme une
condamnation de l’homosexualité est en fait une condamnation du désir de pénétrer l’anus par le
phallus ».
L’inclinaison pour les mâles est une affliction dans la mesure où elle est traduite par un désir de
pénétration anale, mais l’attraction ressentie pour la beauté mâle, ou plus précisément la beauté
génériquement ambiguë et indécise de l’éphèbe, ne semble nullement disqualifiée par le juriste
musulman. Encore faut-il ajouter que l’affliction est causée par la souillure de l’anus, et non par une
supposée nature « anormale » dans le désir de pénétrer un autre mâle. E.K. Rowson relève dans une
élaboration ultérieure d’un juriste du XIXe siècle l’hypothèse d’êtres paradisiaques qui soient «mâles
au-dessus de la taille et femelles en-dessous », et note combien ce fantasme donne des indices sur la
perception du désir homoérotique chez certains hommes dans les sociétés musulmanes
[prémodernes]
153
. La remarque demande à être développée : ce serait ainsi le jeune visage masculin
qui serait susceptible de susciter le désir et non la masculinité génitale, superfétatoire, obligeant à un
coït illicite où l’homme ne peut être conçu que comme partenaire actif de la pénétration. Mais
comment concilier ce fantasme avec celui de la première barbe, alors que les Elus sont imberbes ? Le
débat sur la disponibilité des wildân paradisiaques est en quelque sorte l’écho d’une déception, non
pas tant vis-à-vis du paradis coranique que de sa description pointilleuse par les légistes, qui rendent
les plaisirs terrestres illicites presque plus désirables que ceux d’en haut : il est des jouissances
auxquelles il est difficile de renoncer.
Si l’opinion défendant la possibilité de la sodomie au Paradis est extrêmement minoritaire parmi les
juristes, ainsi que le montre K. El-Rouayheb
154
dans son étude des écrits juridiques de 1500 à 1800, il
151. E.K. Rowson, Homosexuality in the Medieval Islamic World: Literary Celebration vs. Legal
Condemnation, à paraître.
152. Dans l’histoire universelle du traditionniste damascène Ibn Kathîr (m. 1373) intitulée Al-Bidâya wa-lnihâya, année 478, XII, pp. 137-38 = [alwaraq 817] et le biographe al-Ṣafadî (m. 1363) dans son Wâfî bil-wafâyât, II, pp. 61-62 = [alwaraq 186], citant un ouvrage non précisé du juriste ḥanbalite irakien Ibn
‘Aqîl (m. 1119). C’est le texte du second qui est ici traduit.
153. E.K. Rowson, op.cit, citant Ibn ‘Âbidîn, Râdd al-Muḥtâr, Cairo 1966 (2e. éd.), IV, 28.
154. K. El-Rouayheb, 2005, 133-4.
39relève au moins un docteur de la loi ottoman, Muhammad Zîrekzâde (m.1601), qui estime peu
plausible que les pages ne soient pas objets d’un désir sexuel, en rapprochant ces pages des beaux
garçons imberbes de la poésie amoureuse. Le juriste damascène Ḥasan al-Bûrînî (m.1615), lui-même
supposé avoir eu une inclination pour les jeunes gens, avançait que « les attractions disponibles au
paradis sont de plusieurs formes, incluant les garçons et les houris »
155
. K. El-Rouayheb conclut qu’à
l’époque ottomane,
« Le Coran était compris comme condamnant les rapports sexuels entre hommes dans les
termes les plus sévères, et décrivant simultanément de beaux éphèbes comme l’une des
récompenses de l’au-delà attendant les croyants. Ceci ne pouvait manquer d’apparaître
aux savants esthètes comme une confirmation de leurs propres sympathies pour leur
amour chaste de la beauté ».
La seule nuance à ajouter est que l’esthétisme chaste du monde d’ici-bas semble déboucher sur des
plaisirs plus concrets dans l’au-delà : la chasteté n’est pas la marque d’un esthétisme épuré mais d’une
crainte du désir illicite.
155. K. El-Rouayheb, 2005, 135, citant al-Bûrînî, Tarâjim al-A‘yân, II 199.
401-3 La police des corps : masculinité et féminité
A l’établissement des deux sexes complémentaires correspond dans le discours religieux une
obligation de modeler son corps et son apparence (gestuelle, parole, costume) selon des règles qui
sont fondées au VIIIe et au IXe siècle à partir du corpus des traditions, et qui fondent en exemple
ultime le « corps prophétique », parangon de la virilité mais également dépassement de cette virilité.
Selon le principe que « Le Prophète a maudit les efféminés parmi les hommes et les hommasses parmi
les femmes »
156
, le discours de la foi définit une police des corps visant à lever toute ambiguïté entre
les genres et à attribuer des espaces distincts pour le masculin et le féminin. L’espace privé sera par
essence celui des femmes, le vocabulaire désignant cette sphère du privé ayant la même racine que
celui de la sacralité, et l’espace public, le dehors, sera celui des hommes. La pénétration de l’un des
genres dans le domaine de l’autre est conditionnée à l’observance de multiples règles, théoriquement
déduites des usages de la famille du Prophète, de son comportement et de celui de ses femmes, prônés
comme modèles d’imitation.
Le chercheur contemporain M.H. Benkheira a développe l’idée selon laquelle la stricte séparation des
sexes ne peut être levée que par le rite, et analyse le mariage comme un rite de transgression qui
permet la réunion des deux sexes. Le discours de la foi vise à empêcher toute confusion entre les
genres :
« L’ordre naturel authentique, non perturbé par l’intervention malheureuse de l’homme et
de son égarement, et qui correspond à celui que veut la Loi, exige que chaque sexe
occupe une place déterminée dans la société, voire dans l’univers. Il s’agit là d’un
concept organiciste de la société et du monde, reposant sur la notion d’un cosmos fermé
et hierarchisé »
157
.
L’observance stricte de la ségrégation, qui signe l’identité musulmane, permet ainsi d’éviter la
confusion entre les sexes, entre les cultures, entre le pur et l’impur. Cette analyse est tout à fait
justifiée tant qu’on la reconnaît bien comme commentaire sur les discours de la norme, et non comme
prisme à travers lequel peut être saisi le vécu des sociétés musulmanes dans le temps et l’espace.
Il ne faudrait pas non plus conclure de ces lignes que les sociétés musulmanes auraient voulu faire
vivre les hommes et les femmes comme dans l’Arabie du VIIe siècle, car la fabrication de ce modèle
est en réalité plus complexe. Dans une large mesure, la tradition, ainsi que l’a montré depuis
longtemps J. Schacht
158
, est une création du VIIIe et du IXe siècle, ayant pour fonction de légitimer et
de donner une assise juridique à certaines coutumes en cours, non seulement dans la péninsule
Arabique, mais dans les sociétés conquises lors de l’expansion musulmane. Il s’agit en fait bien plus
de justifier les moeurs du Proche-Orient médiéval en les projetant sur la famille prophétique, et de
fonder ensuite cette construction en modèle, tout en admettant que certaines traditions sont
probablement authentiques. De plus, il faut ici bien saisir le décalage entre le discours de la foi et la
réalité historique vécue au cours des siècles dans les cultures musulmanes : certaines de ces
dispositions deviendront effectivement des éléments du vécu de l’ensemble des sociétés musulmanes
et contribueront à en définir l’identité (la circoncision masculine, par exemple) ; d’autres seront
limités à certaines classes sociales (la claustration féminine, le harem, le voile) ; certaines seront
limitées à une aire géographique et inconnues ailleurs (l’excision partielle ou totale) ; certaines
évolueront selon les époques et les modes (costume, tissus autorisés, traitement de la pilosité), etc.
156. Ibn Ḥanbal, op.cit.
157. M. H. Benkheira, 1997, p. 36.
158. Voir J. Schacht, “Fiḳh”, EI2.
41Le corps invisible : la notion de ‘awra
Le terme ‘awra désigne en arabe les parties d’un corps autre que le sien qui ne doivent pas être saisies
par le regard, voire saisies par les sens — le concept ne peut donc être confondu avec la nudité, ni
avec les organes sexuels, mais se réfère à « l’érogénéité du corps »
159
. Ces parties diffèrent selon qu’il
s’agisse du regard porté par un homme sur une femme, sur un autre homme, et inversement d’une
femme sur un homme ou une autre femme, ainsi que de l’âge et du statut, du degré de parenté de
l’observateur comme de l’observé. La liaison entre ce mot de racine ‘/w/r et la honte (‘âr, racine ‘/y/r)
n’est pas justifiée au premier degré de l’étymologie, mais peut être suggérée par une parenté
sémantique, relevée par J. Chelhod
160
. Cependant, le champ sémantique du mot arabe ‘âr ne recoupant
pas exactement celui de la pudeur, contrairement au français ou à l’anglais, ce rapprochement doit
être associé de précaution. Une autre dénomination courante des organes génitaux en arabe est
maḥâshim, correspondant à la pudenda latine, terme formé sur une racine exprimant clairement la
pudeur. Le rapport entre honte et ‘awra n’est pas de l’ordre d’une équivalence mais d’une
conséquence: c’est le découvrement de la ‘awra qui est susceptible de provoquer la honte, voire une
atteinte au statut social et à la dignité.
Nombre de traditions prophétiques évoquent un type de transgressions liées au regard, et emploient
pour les qualifier le terme zinâ (qui désigne en jurisprudence (fiqh) la pénétration sexuelle illicite).
Ainsi la formule «Chaque œil est adultère »
161
ou « Les yeux commettent l’adultère, les mains
commettent l’adultère, et les organes sexuels font de cet adultère un fait ou le démentent »
162
. La
fréquence, les variations et amplifications sur cette même idée laissent penser que, dans leur état le
plus limité, ces paroles sont soit authentiques, ou révélatrices d’une pensée déjà prégnante au VIIe
siècle. Dans le second exemple cité, la nécessité de ne pas confondre le concept moral de zinâ et sa
définition juridique provoque l’apparition de cette restriction impliquant la « réalisation » ou le
démenti des organes sexuels. Ces formules attribuées au Prophète traduisent probablement une
arabisation et islamisation du principe moral exposé par le Christ dans l’Evangile de Matthieu «Mais
moi, je vous dis que quiconque regarde une femme pour la convoiter a déjà commis un adultère avec
elle dans son coeur »
163
. Une différence se révèle : le regard occupe une place centrale dans le
dispositif de la ‘awra musulmane.
Dans le discours amoureux de la poésie et de la prose savante, il est remarquable que c’est la passion
qui remplacera cet « adultère du regard » : la vision de la femme, dans la poésie de ‘Umar b. Abî
Rabî‘a, ou ultérieurement celle de l’adolescent imberbe, à partir de l’ère abbasside, déclenche un
sentiment irrésistible. C’est même parfois la voix qui rend amoureux : ainsi l’aveugle poète Bashshâr,
qui reçoit des dames en son salon littéraire et s’éprend aussitôt de ‘Abda en son salon improvise-t-il
les vers :
Ô gens, mon oreille s’est passionnée pour une dame du campement
Et l’oreille se passionne avant l’œil, parfois
Ils me disent: tu t’égares pour celle que tu ne vois point, et je réponds
L’oreille comme l’œil informe le cœur
On comprend dès lors que la voix même de la femme sera tenue pour ‘awra selon certains
159. M.H. Benkheira, 1997,  p. 187.
160. Jacques Chelhod, Le droit dans la société bédouine, Paris, 1932, p. iii, cité par C. Pellat, “‘Âr”, EI2, ainsi
que “Mar’a”, EI2. M.H. Benkheira suggère aussi, peut-être trop rapidement, une étymologie commune.
161. Voir Ibn Ḥanbal, Musnad, awwal musnad al-kûfiyyîn, 18692, 18913 ; Abû Dâ’ûd, Sunan, adab, 4258 ;
Tirmidhî, Sunan, adab, 2710 (dans une variante ajoutant que la femme parfumée passant dans une
compagnie d’homme elle aussi commet un zinâ), etc.
162. Voir Ibn Ḥanbal, Musnad, bâqî musnad al-mukthirîn, 8006, 8183, etc.
163. Matthieu (5,28).
42traditionnistes — nullement suivis en cela par les sociétés musulmanes, citadines ou rurales.
On trouve dans le commentaire du verset coranique (24,31) par Fakhr al-Dîn al-Râzî (m. 1209) une
systématisation des définition de la ‘awra
164
, qui en « casuiste aguerri »
165
, distingue ce qu’un homme
peut licitement voir d’un autre homme, d’une femme, et ce qu’une femme peut voir d’un homme ou
d’une autre femme. On trouve un exposé synthétique similaire chez son contemporain maghrébin le
juriste mâlikite Abû l-Ḥasan al-Qaṭṭân al-Fâsî, dont le traité est significativement intitulé le Livre du
regard
166
. Ainsi que le remarque M. Benkheira, il ne saurait y avoir de ‘awra sans un autre, qu’il soit
humain, ange, démon, ou le propre regard du sujet. Le texte du verset permettant aux juristes de
détailler les cas est le suivant :
« Dis aux croyantes de baisser leurs regards,
167
de garder leurs parties génitales/orifices
génitaux
168
, de ne montrer de leurs atours que ce qui est apparent
169
, de rabattre leurs
voiles (khumur) sur l’ouverture de leurs vêtements (juyûb, ouvertures sur la poitrine), et
de ne montrer leurs atours qu’à leurs époux, leurs pères, les pères de leurs époux, leurs
fils, les fils de leurs époux, leurs frères, les fils de leurs frères ou de leurs soeurs, leurs
femmes
170
, leurs esclaves, et les suivants sans désir parmi les hommes ou les enfants qui
ne montrent pas d’intérêt pour les parties intimes des femmes, et [dis-leur] de ne point
frapper le sol afin de faire connaître les atours qu’elles cachent ».
Râzî, résumant et systématisant les travaux de l’exégèse précédant son époque, établit les règles
suivantes : pour l’homme, la partie comprise entre le nombril et le genoux constitue la ‘awra,
ensemble fixe, qu’il soit observé par un autre homme ou par une femme. Mais tout autre partie du
corps devient illicite si le regard est accompagné de concupiscence. La jurisprudence n’envisage
guère le cas du désir de l’homme adulte pour un autre adulte, et c’est surtout le cas de l’éphèbe, de
l’adolescent avant ou au moment de sa première barbe, qui préoccupe la pensée juridique, révélant par
là-même la « normalité » du désir masculin pour le jeune homme. Les juristes tardifs attribuent au
juriste Abû Ḥanîfa (m. 767) une restriction de ce type : il est réputé avoir assis un jeune homme
assistant à ses leçons de manière à ne pas l’apercevoir, de crainte de ressentir un désir
171
. Des propos
similaires sont même attribués au Prophète — qui aurait placé derrière lui un jeune homme de la tribu
164. Voir à ce propos l’analyse très complète de M.H. Benkheira, 1997, pp. 183-9.
165. op. cit.
166. Kitâb al-naẓar, voir Eric Chaumont, “La notion de awra selon Abû l-Ḥasan ‘Alî b. Muḥammad b. alQaṭṭân al-Fâsî (m. 628/1231)”, Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée, 113-114 (Le corps
et le sacré en Orient musulman, C. Mayeur-Jaouen, B. Heyberger éds.), 2007, pp. 109-123.
167. Le verset précédent fait la même injonction aux croyants mâles, on ne saurait là conclure à l’illustration
d’une quelconque domination masculine ; la métaphore du regard baissé signifie la pudeur et l’évitement
du regard concupiscent vers l’autre sexe.
168. idem, avec l’emploi du même terme furûj, qui ici désigne les organes génitaux et l’anus, signifiera
ultérieurement le sexe féminin dans l’emploi courant, en dehors du fiqh. Le sens d’orifice est clair dans la
racine, son application aux organes mâles implique qu’il désigne tout lieu d’entrée ou de sortie des
matières impures : sperme, urine, excréments.
169. Cette formulation énigmatique laisse ouverte l’interprétation. Ṭabarî mentionne les deux principales : les
habits ; le khôl, les bracelets, la bague et le visage. L’exégète donne sa préférence à la seconde, glosant:
les deux mains et le visage.
170. Quel que soit le sens « originel » de « leurs femmes » (nisâ’ihinna) lors de la révélation, l’exégèse
classique de Ṭabarî comprend « les femmes des musulmans », par opposition aux femmes du Livre
(chrétiennes et juives), qui ne sont pas censées voir la ‘awra des musulmanes. Ṭabarî signale à cet effet
que [le calife] ‘Umar b. al-Khaṭṭâb aurait enjoint Abû ‘Ubayda b. al-Jarrâḥ (un des premiers convertis,
détaché en Syrie et gouverneur en 638, mort de la peste en 639) d’interdire aux non-musulmanes
d’accompagner les croyantes au ḥammâm. Exécuteur zélé, le gouverneur déclare « Par Dieu, toute femme
qui entre au ḥammâm sans indisposition ni maladie mais simplement pour se blanchir le visage, puisse
son visage être noirci au jour où tous les visages seront blanchis ». Voir infra sur le ḥammam et la
question de la nudité.
171. Khayr al-Dîn al-Ramlî, Al-fatâwâ al-khayriyya, 1, 65, cité par K. El-Rouayheb, op. cit.  p. 49, 113.
43de Qays afin de ne pas le regarder, ainsi qu’à Sufyân al-Thawrî et à Aḥmad b. Ḥanbal
172
. Il est presque
certain que ces récits sont des fabrications postérieures à la constitution d’un topos homoérotique
partagé par la plupart des aires citadines dans le monde musulman pré-moderne, et que leur évocation
est symptomatique d’une inquiétude de la jurisprudence, à partir du moment où elle constate
l’inadaptation des règles strictes de la ‘awra issues du Coran et de la Sunna dans des sociétés où le
corps de l’éphèbe n’est pas culturellement construit comme entièrement mâle, contrairement à son
statut dans le corpus strictement religieux.
Le concept de ‘awra pour la femme varie quant à lui selon le statut de cette dernière vis-à-vis du
regardant : une femme peut en regarder une autre sauf la partie comprise entre le nombril et le genou,
comme dans le cas du regard masculin vers un autre homme, mais la non-musulmane n’est pas censée
regarder une musulmane. Le regard de l’homme vers son épouse ou ses concubines légales peut
embrasser tout son corps, mais l’observation directe des parties génitales est blâmable. L’homme
peut voir de ses parentes prohibées (maḥârim)
173
tout le corps, sauf ce qui est compris entre le nombril
et le genou ; la ‘awra de l’esclave étrangère englobe tout ce que son service ne l’amène pas à dévoiler.
Une telle définition implique que, par exemple, la vision du visage et de la chevelure des esclaves
chantantes (qiyân) ne constitue pas pour le regardant une transgression. Enfin, tout le corps d’une
femme libre étrangère à l’homme est considéré comme ‘awra, « tabou » selon la glose de M.
Benkheira
174
, et il ne saurait voir que ses extrémités et son visage. L’exception faite aux situations
d’urgence et aux soins médicaux est clairement établie par Râzî : « Il est permis au médecin de
confiance (al-amîn) de la regarder, tout comme le circonciseur peut voir les parties intimes du
circoncis, car il s’agit là de situations de nécessité », en dépit des hésitations actuelles fort médiatisées
sur la question
175
.
Cette construction de la femme libre comme entièrement « tabou » se base sur un ḥadîth rapporté dans
les Sunan de Tirmidhî mais absent des deux Ṣaḥîḥ-s : « la femme est ‘awra, et si elle sort, le diable
lève les yeux sur elle »
176
. Le commentateur al-Mubârakfûrî précise qu’il s’agit du démon qui habite
chaque homme, et que la sortie d’une femme [dans l’espace public] est susceptible d’engendrer une
séduction, dont elle ou les hommes la regardant seraient victime. Authentique ou non, la présence de
ce propos chez le traditionniste du IXe siècle montre que la justification théorique de la claustration
était devenue une nécessité, et laisse supposer que le processus de division sexuée de l’espace était en
cours ou achevé, au moins dans l’est de l’empire. Al-Ghazâlî cite un autre ḥadîth plus extrême, dans
son chapitre consacré au mariage, propos supposé justifier l’autorité de l’époux sur sa femme : « La
femme possède dix ‘awra-s ; si elle se marie, l’époux en protège [satar] une, et lorsqu’elle meurt, la
tombe les protège toutes »
177
. Cette forgerie plus tardive, inconnue des recensions canoniques, illustre
une amplification de l’angoisse concernant la présence dans l’espace des femmes libres, des épouses
de l’élite, au point que seule la mort peut venir mettre un terme au risque de la corruption, qui naît
avec la puberté de la femme et menace la stabilité de la société. Le puritanisme qui s’exprime dans les
constructions juridiques déterminant les limites de la ‘awra naît d’un besoin de redonner sens et ordre
à un monde que le savant sait troublé — la propagande religieuse almohade au Maghreb du XIIe
172. K. El-Rouayheb, op. cit. p. 113. Les traditions sont rapportées par Ibn Ḥajar al-Haytamî dans le Taḥrîr
al-Maqâl, pp. 63-4 et al-Zawâjir, 2:6.
173. Ce concept sera explicité dans la section consacrée au mariage.
174. 1997, op. cit. , p. 185.
175. Voir en 2006 le communiqué “Les gynécologues-obstétriciens défendent les femmes
contre l’intégrisme musulman”, diffusé par le Collège Nationale des Gynécologues et Obstétriciens
Français, http://www.cngof.asso.fr.
176. Al-Tirmidhî, Sunan, al-riḍâ‘, mâ jâ’a fî karâhiyyat al-dukhûl ilâ l-mughayyabât, 1093.
177. Al-Ghazâlî, Iḥyâ’ ‘ulûm al-dîn (désormais Iḥyâ’), 'âdâb al-nikâḥ II, p. 60 = [alwaraq 407].
44siècle place la question du voilement et de l’éthique vestimentaire au centre de ses préoccupations.
Son Imâm, Ibn Tûmart (m. 1130) s’était offusqué du passage d’un cortège officiel où le souverain
almoravide ‘Alî b. Yûsuf Tâshufîn s’était montré le visage voilé, tandis que sa soeur avait la face
visible. Pour E. Chaumont, la crainte majeure qu’exprime cette littérature n’est pas liée à une
quelconque sacralité du corps mais à la hantise de la confusion des lignages
178
.
A partir de ces dispositions de l’islam scriptural, il reste à examiner comment les sociétés musulmanes
se sont accommodées de ces règles — en plaçant à part l’Inde musulmane, où un art pictural érotique
en milieu musulman se développe parallèlement à l’art hindou. L’art pictural figuratif persan montre
sans ambiguïté que le visage et la chevelure des amantes comme des femmes en situation servile
peuvent être représentés, et que dans l’espace privé, les dispositions du fiqh sont susceptibles d’être
dépassées par une tolérance sociale. On sait que les fresques du palais omeyyade de Qusayr ‘Amra, en
actuelle Jordanie, représentent des femmes nues aux seins lourds, et des musiciennes montrant
librement leurs cheveux et leurs ornements
179
. Il n’y a pas cependant de traces d’un art pictural et de
représentations comparables du corps féminin à des époques ultérieures, avant l’âge d’or de la
miniature et de la peinture persane. A titre d’exemple, des musiciennes jouant du sanṭûr sont
représentées en cheveux, l’une avec un décolleté laissant entrevoir la naissance de ses seins dans une
miniature de 1669 au palais de Hasht Behesht à Ispahan.
Il convient là de distinguer entre la représentation de la ‘awra et la présence effective de parties du
corps ‘awra, dans les espaces publics et privés. Dans la représentation picturale, si visages et cheveux
féminins apparaissent, seins et parties intimes n’ont pas leur place, et il n’existe pas un art érotique
comparable à celui de l’Inde dans l’aire culturelle persane. Une exception s’impose: la peinture
persane à l’ère de la dynastie Qâjâr (1785-1925), où la représentation des seins nus devient courante,
bien que des vêtements transparents apparaissent dans l’art Safevide et Zand. La chercheuse iranienne
A. Najmabadi propose deux pistes d’explication pour cette figure de répétition de la peinture qâjâr :
les seins nus sont d’une part souvent associés à la représentation des femmes européennes et signale
une transformation de l’érotisme pour l’homme suite aux premiers contacts avec l’Europe ; d’autre
part, cette présence des seins vient signifier clairement le genre de l’être aimé, remplaçant la figure
androgyne des périodes précédentes et marquant un début d’hétéronormalisation : « l’érotisation du
sein féminin [...] est lié à la disparition [picturale] de l’éphèbe »
180
, et signale un désaveu masculin des
anciens objets de désir.
Dans la réalité des sociétés musulmanes prémodernes, nous poserons l’hypothèse d’une plus grande
tolérance à la nudité masculine qu’en Occident, nudité qui peut être liée à la pauvreté ou à
l’antinomisme ; en contrepartie, il semble exister une hantise de la nudité féminine, y compris dans la
représentation picturale. Les sociétés musulmanes semblent, au cours de leur histoire, avoir souvent
dépassé la lettre des dispositions du fiqh en ce qui concerne la dissimulation du visage, tout en laissant
parfois paraître d’autres parties du corps féminin. Le témoignage de Flaubert décrivant l’Egypte de
1849 est significatif :
« On peut ici satisfaire son goût pour l’académie (136) humaine. Quantité de messieurs
marchent complètement nus, ce qui fait détourner les yeux des Anglaises ; les drôles sont
du reste crânement tournés et outillés. Quant aux femmes, on ne leur voit rien de la
figure, que la poitrine en plein. Dans la campagne, par exemple, quand elles vous voient
venir, elles prennent leur vêtement, se le ramènent sur le visage et, pour se cacher la
178. Eric Chaumont, op. cit. pp. 119-121.
179. Dans une certaine mesure, la dynastie omeyyade est proto-islamique, dans le sens où l’islam n’est pas
encore constitué en tant qu’un ensemble
180. Afsaneh Najmabadi, Women with Mustaches and Men without beards, gender and sexual anxieties of
Iranian modernity, Berkeley/Los Angeles, University of California Press, 2005, p. 41.
45mine, se découvrent ce qu’on est convenu d’appeler la gorge, c’est-à-dire l’espace
compris depuis le menton jusqu' au nombril. Ah ! J’en ai t’y vu de ces tétons ! J’en ai t’y
vu ! J’en ai t’y vu ! »
181
.
Encore faut-il éviter de généraliser à partir d’exemples épars: il est vraisemblable que, par exemple,
les usages du Maghreb sont plus « pudiques » que ceux de l’Egypte, que cette défiance envers la
nudité saisie comme perte de prestige et marque d’irrespect soit une conséquence de l’influence du
fiqh mâlikite dominant en Afrique du Nord, ou la marque d’un substrat culturel berbère, ou une
conjonction des deux ; les attitudes au ḥammâm ne sont pas les mêmes à Rabat et au Caire ou
Istanbul... En définitive, historiciser la nudité en Islam n’est guère possible, faute de documentation,
et nous nous contenterons d’exemples épars, pris dans plusieurs lieux et époques, pour soutenir
l’hypothèse que nous suggérons, celle d’un tabou moindre lié à la nudité masculine : le corps du
malandrin et du paysan ; la nudité antinomique ; la représentation du phallus dans le théâtre
d’ombre
182
.
Lors de la guerre civile qui déchire Bagdad au début du IXe siècle entre les deux fils du calife Hârûn
al-Rashîd, Muḥammad al-Amîn et son frère al-Ma’mûn, le premier, encerclé en 812-813, fait appel
aux malandrins (‘ayyârûn) et aux prisonniers pour défendre la ville. Comme l’observe A. CheikhMoussa, « Presque tous les poèmes [...] mettent l’accent sur la nudité des ‘ayyârûn »
183
, qui ne signifie
pas nécessairement l’absence d’armures et d’équipement mais peut être pris au pied de la lettre et relié
à la probable nudité des prisonniers. Ainsi ce vers, cité par Ṭabarî à propos de ces combattants
improvisés : « L’un d’eux peut attaquer deux mille ennemis / Tout nu, sans même une tunique (izâr) ».
Mais cette armée de va-nu-pieds est défaite par Ṭâhir b. al-Ḥusayn, et il ne faudrait pas voir dans les
différents poèmes une admiration inconditionnelle pour ces hommes ; Ṭabarî montre bien les
hésitations dans le camp d’al-Amîn quand le calife décide de se servir de cette masse sans foi ni loi et
la nudité des combattants participe à leur dévalorisation. Ainsi dans ce poème de ‘Amr b. ‘Abd alMalik al-‘Atrî
184
, cité par Ṭabarî, où est raillé le commandant d’al-Amîn : « Il fut accueilli par les
pires brigands / ayant passé en prison leur vie de vauriens (shaṭâra) ; Ils n’ont pas une pièce de
vêtement / Pour cacher leur verge érigée comme un minaret»
185
. L’érection du guerrier n’est pas
symbole de virilité mais de dérèglement, et ramène à l’autre sens de la ‘iyâra, la débauche et les
relations homosexuelles. Mais la nudité des ‘ayyârîn n’est pas implicitement condamnée parce qu’elle
contrevient à la pudeur et aux normes de la ‘awra, elle l’est parce que l’historiographie musulmane
n’a aucune sympathie pour le vulgaire et pour les groupes marginaux. Nudité est ici associée à
pauvreté et vilenie, à une bassesse ontologique de la plèbe, dont l’irrespect de la pudeur est l’une des
caractéristiques.
Le paysan dans les sociétés musulmanes n’est pas tenu, par son mode de vie, au même strict contrôle
de son apparence que le citadin. Les photographies illustrant le séjour de W. Thesiger dans le Bas-Irak
dans le milieu du XXe siècle montrent par exemple que des groupes isolés comme les Arabes des
181. Gustave Flaubert, lettre à son frère du 15/12/1849, in Correspondance, nouvelle édition augmentée, 2
(1847-1852), Paris, L. Conard, 1826, pp. 135-6.
182. L’institution du ḥammâm entre naturellement dans cette discussion de la ‘awra, elle fait l’objet d’une
section particulière infra.
183. Abdallah Cheikh-Moussa, “L’historien et la littérature arabe médiévale”, Arabica 43 (1996), pp. 152-188,
voir particulièrement 169-171. Les poèmes sont tirés de Ṭabarî, Târîkh al-rusul wa-l-mulûk, éd. Abû lFaḍl Ibrâhîm, Le Caire, Dâr al-Ma‘ârif, 1967, VIII, pp. 458-474 = [alwaraq 2102 sqq].
184. = al-Warrâq. Voir le débat sur la vocalisation et la traduction du vers précédent chez A. Cheikh-Moussa,
op. cit. , p. 171.
185. Ṭabarî, op. cit.  p. 463 = [alwaraq 2104], vers 4 et 5 :
fa-talaqqâhu kullu liṣṣin murîbin / ‘ammara l-sijna dahrahu bil-shaṭârah
mâ ‘alayhi shay’un yuwârîhi minhu / 'ayruhu qâ’imun ka-mithli l-manârah
46Marais sont susceptibles de n’être vêtus que de pagnes, cachant tout juste leurs parties intimes. Il est
tout à fait possible d’observer en Egypte, en zone rurale, voire en ville, des jeunes gens ayant
largement dépassé le stade de la puberté, se laver nus dans les canaux ou dans le Nil. Bien avant, au
XVIIe siècle, l’ouvrage comico-polémique de l’Egyptien Yûsuf al-Shirbînî Hazz al-Quḥûf stigmatise
justement la nudité des paysans nilotiques
186
 :
La plupart d’entre eux ont la ‘awra apparente / les poils du pubis si longs qu’ils
s’enroulent
Quand ils s’en vont labourer, à la main ou à la lance / comme nous fûmes créés ils y vont
tous nus,
Rien ne recouvre leur corps / la verge toute allongée, comme chapeau pointu
Le fondement apparent, été comme hiver / le cul tout gercé, comme percé
Ici, l’adîb citadin prétend s’offusquer mais jouit de l’occasion de glisser quelque polissonnerie dans
son discours ; faut-il prendre le texte au pied de la lettre ? Tout le texte vise à montrer à quel point les
paysans sont de mauvais musulmans, coupables de multiples innovations blâmables (bida‘), et la
nudité n’est qu’un argument supplémentaire inséré dans un dispositif de dénonciation appelant au
respect d’une règle qu’on voit avoir été imparfaitement suivie.
Dans son essai sur les « Turbulents amis de Dieu »
187
, A.T. Karamustafa examine les groupes de
derviches au Moyen-Orient musulman entre le XIIIe et le XVIe siècle, et reproduit des gravures de
voyageurs européens montrant des qalandari-s vêtus de peau de bêtes, les fesses apparentes, ou un
ḥaydarî portant un habit ouvert sur le devant, révélant un pénis percé d’un anneau
188
. Cultivant une
apparence scandaleuse visant à violer les normes légales et sociales, l’exhibition de leurs parties
génitales alourdies de métal vise en fait à signifier leur abstinence. Il demeure que ces groupes
antinomiques acquirent une légitimité dans l’espace, et qu’en dépit des attaques répétées des ‘ulamâ’,
ils bénéficiaient de l’aumône des villageois dont ils traversaient les terres et ne semblent pas avoir
jamais été physiquement menacés en raison de leur nudité.
Les récits de voyageurs sur le théâtre d’ombre, enfin, évoquent de façon récurrente les phallus de
taille grotesque sur les figurines du Karagöz ottoman :
« Une évolution notable entre les siècles précédents et la fin du XIXe siècle concerne la
représentation des organes sexuels sur la toile. Des compilations partielles d’oeuvres
anciennes attestent l’emploi sans détour de figures sexuelles ; ceci est également illustré
par les marionnettes du XVIIe et du XVIIIe siècle encore conservées, et qui ont
d’énormes phallus amovibles. Dans des fragments de pièces anciennes [...], Karagöz a
une érection visible sur l’écran »
189
.
G. de Nerval décrit aussi une pièce jouée à Istanbul en 1843 « d’une excentricité qu’il serait difficile
de faire supporter chez nous » où, couché sur le dos, Karagöz voit son pénis s’ériger au point que les
passants le prennent pour un pilier, que les voyageurs y accrochent leurs chevaux et les ménagères
leur linge à sécher...
190
Femmes, jeunes enfants des deux sexes assistaient à ces spectacles, et ce n’est
que dans la seconde partie du XIXe siècle que la censure ottomane, à l’heure des Tanẓimât, réagit à
ces spectacles, première trace d’une normalisation de la sexualité et d’une réaction aux cris d’horreur
186. Yûsuf al-Shirbînî, Kitâb hazz al-quḥûf, vol I [arabic text], ed. H. Davies, Louvain, Peeters (Orientalia
Lovaniensia Analecta 141), 2005, p. 203.
187. Ahmet T. Karamustafa, John E. Woods, God’s unruly friends, Dervish Groups in the Islamic Later
Middle Period, 1200-1550, Salt Lake City, 1999, réédité sans mention du second auteur, Oxford,
Oneworld Publications, 2006.
188. op. cit.  p. 68.
189. Dror Zeevi, op. cit. , p. 145-6.
190. Gérard de Nerval, Voyage en Orient, Paris, Gallimard [Folio classique 3060], 1998, pp. 619-20, cité par
D. Zeevi, op. cit.
47des Occidentaux.
Dans des sociétés où l’espace public est essentiellement masculin, et en dépit d’une prégnance de
l’homoérotisme, il est presque prévisible que la nudité masculine ne soit pas l’objet d’un tabou social
(quand bien même la représentation picturale du phallus est une particularité du théâtre d’ombre, en
un lieu et une parenthèse temporelle déterminés). Tout aussi prévisible est que la découverte de la
nudité féminine, inaccessible aussi bien dans la réalité que dans la représentation (contrairement au
domaine occidental) fera l’objet d’un discours transgressif. Dans la Turquie ottomane du XVIIe au
XIXe siècle, où l’homoérotisme est devenu la norme littéraire de l’élite, D. Zeevi note à quel point le
théâtre d’ombre porte au devant de la scène des intrigues hétéroérotiques, où le héros tente par
exemple de s’infiltrer au ḥammâm le jour des femmes. Il propose une piste d’analyse intéressante :
c’est précisément parce que l’homoérotisme n’est plus qu’une fausse transgression, parce qu’il est
devenue une nouvelle norme du discours amoureux et érotique, que la vraie transgression dont le
théâtre populaire se fait l’écho consiste à inverser l’usage : « son hétérosexualité n’est pas signe
d’inhibition, mais plutôt un signe d’audace »
191
. C’est ainsi que les figurines féminines de Karagöz
exhibent aussi le corps féminin. A l’ère moderne, la ‘awra masculine deviendra un interdit absolu
qu’elle n’a probablement été auparavant que dans les catégories des juristes.
Paul Sprachman, dans l’introduction de son anthologie de poésie érotique persane Suppressed
Persian, avance l’idée que la ‘awra constitue également, dans les sociétés arabe et persane qu’il
étudie, un tabou discursif, le « tabou de la ‘awra ». Il appuie sa thèse sur la définition que donne AlGhazâlî du concept de fuḥsh (indécence, obscénité) dans l’Iḥyâ’ de Ghazâlî :
« Sa définition et sa réalisation consistent à exprimer des choses répugnantes par un
langage direct. Cela se produit généralement dans l’évocation du coït et ce qui s’ensuit.
Les corrompus (ahl al-fasâd) emploient des expressions crues et offensantes en ces
matières, tandis que les gens de bien (ahl al-ṣalâḥ) les évitent et emploient des
euphémismes, usant de symboles, évoquant des notions proches ou qui s’y rapportent.
Ibn ‘Abbâs dit bien que Dieu, Noble et Vivant, use de périphrases : ainsi il nomme le coït
“caresses ” ».
Pour admettre la pertinence de cette idée d’un tabou discursif, il faudrait alors préciser que ‘awra est à
comprendre dans son sens le plus restrictif de « parties intimes », et par extension des fonctions
naturelles qui leur sont associées. S’agit-il d’un interdit dans le discours écrit, dans le discours oral?
Les exemples que donne l’auteur ne sont pas probants, puisqu’il évoque des cas de censure moderne
d’une production pré-moderne. Que la ‘awra soit dans une large mesure un tabou discursif au XXe
siècle est défendable, mais même au XIXe siècle cela semble peu convaincant. Il est tout à fait exact
que le vocabulaire de la littérature juridique diffère de celui de la littérature et de la poésie quand il est
question des organes génitaux, du coït, et de la défécation : les termes arabes 'ayr (verge), ḥir(r)
(vagin), ist (anus), nayk (coït), etc. sont absents du corpus juridique, alors même qu’ils sont les
dénominations directes de ces organes ou actions et ne ressortissent pas à un registre familier ou
argotique, qui nous est par ailleurs partiellement connu
192
. Mais cela ne saurait dénoter qu’un tabou
discursif dans la littérature juridique, et non dans l’écrit produit par les sociétés musulmanes.
191. Dror Zeevi, op. cit. , p. 143.
192. Le vocabulaire des Banû Sâsân, les mendiants, escrocs et criminels du Proche-Orient du Xe au XVe
siècle, qui inclut quantité de termes liés à la sexualité, est connu par exemple à travers la Risâla
Baghdâdiyya d’al-Azdî, les pièces de théâtre d’ombre d’Ibn Dâniyâl, ou les qaṣîda-s sâsâniyya d’Abû
Dulaf al-Khazrajî (Xe) et Ṣafî al-Dîn al-Ḥillî (XIVe) étudiées par C. Bosworth in The mediaeval Islamic
underworld. i. The Banû Sâsân in Arabic life and lore, ii. The Arabic jargon texts. The qaṣîda sâsâniyyas
of Abû Dulaf and Ṣafî d-Dîn, Leiden, Brill, 1976. On trouve d’autres termes dans les listes de vocabulaire
désignant les organes masculins et féminins (fî asmâ’ 'uyûr al-rijâl ; fî asmâ’ furûj al-nisâ’) chez AlNafzâwî , Al-rawḍ al-‘âṭir, Cologne, Al-Kamel Verlag, 1997, pp. 77-92.  
48Abû l-‘Abbâs al-Jurjânî (m. 1089) est auteur d’un compendium de métaphores intitulé Les
euphémismes des gens de bonne éducation et les allusions des éloquents
193
, dans laquelle il indique
comment ces mêmes termes, ainsi que les fonctions physiques, doivent être évoqués dans une culture
de cour, devant le prince. Mais on ne peut que remarquer à quel point cette mention des euphémismes
est l’occasion pour l’auteur de citer une infinité d’anecdotes de la plus grande obscénité, sous couvert
de dénonciation, dans lesquelles les appellations crues sont utilisées. La question du dire la sexualité,
de la légitimité d’une mention des organes sexuels et des fonctions naturelles dans l’écrit pour un
adîb, un littérateur et un intellectuel chargé de la transmission des valeurs éthiques et esthétiques de la
culture arabo-musulmane, est traitée par Al-Jâḥiẓ dans l’introduction du Livre des mérites respectifs
des jouvencelles et des jouvenceaux
194
 :
«Certains, qui prétendent à la dévotion et à l’ascèse, font une mine dégoûtée et se
raidissent lorsqu’ils entendent mention du vagin (ḥirr), de la verge ('ayr) ou de la
copulation (nayk). Mais ceux-là ne sont, la plupart du temps, que des gens sans
connaissance et sans générosité, sans noblesse et sans respectabilité, sinon dans la mesure
de cette affectation qui est leur ».
Suit la mention de vers osés prononcés par Ibn ‘Abbâs dans une mosquée, d’insultes obscènes
proférées par Abû Bakr, et enfin ‘Alî b. Abî Ṭâlib, modèle de retenue dans le langage, mais qui alors
qu’il demanda qui donc résidait dans les chambres d’une demeure qu’il visitait à Baṣra s’entendit
répondre « des femmes arabes de grande vertu qui n’aiment point se montrer », et les railla en ces
termes grossiers : « celui dont le père à une longue verge s’en fait une ceinture »
195
. Al-Jâḥiẓ cite à
nouveau les mêmes exemples et développe une argumentation semblable dans le Kitâb al-Ḥayawân,
estimant que « chaque situation requiert son niveau de langage », et qu’il n’y aurait ainsi aucun sens à
respecter toutes les flexions grammaticales quand on cherche à plaisanter, tandis que certaines
circonstances commandent l’emploi de périphrases
196
. La connaissance des dictons, proverbes,
anecdotes dans lesquels figurent la mention de la ‘awra fait partie du bagage culturel de l’honnête
homme
197
, mais la circonstance de représentation, particulièrement pour le détenteur du pouvoir ou
devant le puissant, commande de s’abstenir d’un tel vocabulaire : c’est ainsi que Tawḥîdî raille le
vizir Ibn ‘Abbâd pour son obscénité publique
198
. La poésie, dans les deux genres légitimes et reconnus
de la satire (hijâ’) ou de la plaisanterie obscène (sukhf), témoigne d’un libre dire de la sexualité.
Il est clair que la littérature de langue arabe, turque ou persane faisant mention des organes génitaux
de façon adventice ou centrale ne fait pas partie d’un quelconque enfer ou purgatoire de ces cultures,
mais bien au contraire y a toute légitimité et fait partie de ce qui doit être connu et appris pour être un
adîb fonctionnel. Les plus grandes et plus célèbres anthologies, comme le Livre des Chansons d’Abû
l-Faraj al-Iṣfahânî comporte des passages en vers comme en prose d’une invraisemblable obscénité, et
n’ont, y compris à l’ère moderne, jamais fait l’objet d’une censure. La « suppression » de ce pan de la
littérature arabe, ottomane ou persane, pour reprendre le terme de Sprachman, est un phénomène
193. Al-Jurjânî, Al-Muntakhab min kinâyât al-udabâ’ wa-ishârât al-bulaghâ’, Beyrouth, Dâr al-Kutub al-
‘Ilmiyya, 1984.
194. Al-Jâḥiẓ, kitâb mufâkharat al-jawârî wa-l-ghilmân, in Rasâ’il al-Jâḥiẓ, éd. ‘Abd al-Salâm Hârûn,
Beyrouth, Dâr al-Jîl, 1991, II, pp. 91-137. La traduction du titre proposée ici est celle de la traduction de
B. Bouillon, Paris, Picquier, 2000.
195. C’est-à-dire : celui qui a de nombreux frères s’entoure d’eux pour se protéger, explication chez
Zamakhsharî, Asâs al-Balâgha, racine n/ṭ/q.
196. Al-Jâḥiẓ, Kitâb al-Ḥayawân, alwaraq 203.
197. Le recueil de métaphores d’Al-Tha‘âlibî, Al-Tamthîl wa-l-muḥâḍara contient une section consacrée aux
‘awrât où figurent des proverbes et expressions obscènes [alwaraq 69].
198. Voir Tawḥîdî, Kitâb akhlâq al-wazîrayn et introduction de la traduction française, F. Lagrange, La Satire
des deux vizirs, Paris, Sindbad, 2004.
49récent et qui touche à la modernité dans les sociétés musulmanes, particulièrement à la transformation
des circonstances de consommation de cette production. A la période pré-moderne, cette littérature est
genrée et socialement limitée dans sa réception : le lecteur est supposé homme, libre, et appartenant à
une élite intellectuelle. C’est à partir du moment où l’écrit devient un objet de grande consommation,
enseigné à l’école, devant jeunes gens comme jeunes filles que ces textes jouissant de la mention des
transgressions deviennent insupportables à la conscience moderne.
Quant à la présence d’un tabou discursif dans le discours courant, c’est là une question plus difficile à
trancher. Là encore, il est vraisemblable qu’il n’existe pas d’interdit social de mention des ‘awrât au
sein du monde des femmes ou de celui des hommes dans un univers homosocial et dans un cadre
d’énonciation déterminé ; les anciennes chansons de mariage, conservées dans les mémoires ou les
premières gravures sur 78 tours, montrent que la parole féminine n’est pas tenue à la pudeur en milieu
féminin, et que c’est à partir du moment où les sexes se mêlent que la ‘awra devient un interdit du
discours. Les anthologies littéraires médiévales ne montrent que deux types de femmes pratiquant un
langage cru en présence masculine : des femmes libres de l’époque archaïque, encore baignée de
culture bédouine et tribale, ou des esclaves-concubines, dans le cadre intime du majlis (séance). Il est
par contre évident que le discours tenu sur la sexualité, particulièrement par une femme, n’est plus le
bienvenu à partir du début du XXe siècle, quand la mixité progresse au point que tout discours est
susceptible d’être consommé dans un contexte mixe. La fondation de l’hétérosocialité s’accompagne
d’une obligation de pudeur
199
. Le même tabou s’applique aussi à l’image : la censure télévisuelle, par
exemple, n’est pas tant une peur de la représentation de la sexualité (les baisers sont généralement
absent des films étrangers ou arabes lors de leur diffusion), mais une peur de la consommation
familiale. Le père ne veut/peut pas savoir qu’épouses, filles et fils sont informés des choses du corps
et du désir.
Une nouvelle phase semble s’ouvrir au tournant du XXIe siècle : la conciliation de la morale
réformiste née un siècle plus tôt et d’un discours public sur la sexualité devient possible. Plus
précisément, il devient possible d’habiller une sexologie conservatrice, d’inspiration occidentale, d’un
costume « islamique » légitimant ; alors l’obligation de pudeur discursive née avec la mixité moderne
s’estompe. La sexologue égyptienne Hiba Quṭb
200
illustre cette évolution. Coqueluche des médias
arabes estimant qu’elle « brise un tabou », elle se présente sur les chaînes de télévision à la fois
comme docteur, exposant des faits biologiques, et comme traditionnelle épouse et mère de famille, la
tête recouverte du « foulard islamique » gage de respectabilité depuis la fin du XXe siècle et clé
permettant de s’emparer au nom du respect des édits divins de domaines discursifs réservés aux
hommes. Elle exemplifie les continuités et réformes du discours islamique sur la sexualité. Le
« tabou » discursif qu’elle brise est en réalité récent : il naît en même temps que la présence des
femmes dans l’espace public. La nouveauté de son apport ne provient pas du fait qu’une femme
tienne un discours sur la sexualité ou sur le droit de la femme au plaisir, mais du fait que ce discours
est un discours autorisé. Quṭb se présente comme détentrice de deux légitimités ; elle parle à la fois au
nom de la médecine et de la religion dans un espace par définition mixte, dans sa production et sa
réception, qui est celui des médias modernes.
Le contenu de sa parole est quant à lui à la fois très classique et très lié à l’image de l’islam dans le
monde occidental. Sa défense de la jouissance féminine s’appuie sur l’antique ḥadîth faisant des
199. Ainsi que l’exprime Afsaneh Najmabadi, 2005, «Woman’s language affiliated with the informal orality
of the female world could be explicitely sexual/ Woman’s modern discourse gradually attenuated ans
« sanitized » its sexual markers. In other words, to have a heterosocial public audience, the female voice
had to veil and discipline itself. The female language, and more generally the language of modernity
produced its own veiling by replacing sexually marked vocabulary ».
200. Voir son site internet http://www.hebakotb.net
50« baisers et mots doux » le nécessaire préliminaire de la relation sexuelle. Des revendications du
féminisme moyen-oriental au cours du siècle passé sont désormais amalgamées dans ce discours,
comme la dénonciation de la clitoridectomie et des mariages trop précoces. C’est désormais dans une
perspective apologétique et défensive que cette parole est publiquement prononcée, perdant le ton
avant-gardiste qu’elle avait au XXe siècle ; la thématique de « l’Islam du plaisir » sort de son cadre
orientaliste et se trouve revendiquée par cette orthodoxe représentante d’un réformisme conservateur,
qui a si bien intégré en un siècle la place des femmes dans l’espace public qu’une partie de
l’érotologie classique, celle qui exalte le plaisir licite et conjugal, retrouve droit de cité.
Quṭb utilise l’argument sensible de la mauvaise image de l’Islam chez l’Autre pour asseoir la
légitimité de son projet : les propos prophétiques, supposés illustrer la vraie nature de la religion,
« s’opposent à la conception erronée qu’ont [les Occidentaux] selon laquelle l’islam opprime la
femme » montrant au contraire qu’il est « extrêmement civilisé contrairement à ce qu’ils imaginent, et
qu’il a précédé toutes les sciences humaines »
201
. Cette argumentation n’est aucunement destinée au
Occidentaux mais bien au public musulman, la frange occidentalisée pour la convaincre de l’absence
d’une contradiction entre modernité et discours religieux, et la frange conservatrice dans une optique
réformiste œuvrant à dissocier tradition et islamité. A titre d’exemple, Quṭb ne condamne pas les
rapports génito-buccaux et la masturbation, se basant pour cela sur le silence des textes fondateurs ;
mais très « logiquement », elle considère l’homosexualité comme une maladie. Elle montre que le
discours sur le corps, y compris le corps intime, n’est plus au XXI siècle un tabou discursif, renouant
ainsi avec une tradition prémoderne, et elle illustre la définitive agrégation dans la nouvelle normalité
islamique d’un idéal hétérosexuel, hétérosocial, dans lequel le plaisir dans le couple monogame est
gage de stabilité sociale.
Poils et barbe
La domestication de la pilosité est une des nécessités de l’état de culture. Dans un célèbre récit des
Aghânî, Majnûn Laylâ (le Fou de Leila), mythique poète bédouin follement épris de sa cousine qui lui
est refusée, perd la raison et se met à errer dans le désert, avec les bêtes sauvages : « il ne mangeait
que les plantes du désert et ne buvait qu’avec les gazelles quand elles allaient au point d’eau. Ses poils
et ses cheveux poussèrent au point que la faune s’habitua à lui et ne le fuyait plus »
202
. L’oubli du poil
et l’abandon du soin contreviennent aux règles de la société et renvoient l’homme dans le règne
animal. Mais si la littérature révèle cette opposition nature/culture, la régulation méticuleuse de la
pilosité est aussi affaire de foi — du reste, discours de la foi et discours de la loi se confondent ici :
l’un des principaux domaines du droit musulman (fiqh) est le droit cultuel (‘ibâdât), qui fixe
précisément les relations à Dieu, les rites par lesquels se produit cette communication et les usages
devant être observés, jusque dans la police du corps de l’individu. Le corps devient ainsi, selon
l’expression de M. H. Benkheira, la « demeure de la loi », et de là, le corps individuel est «métaphore
de la société »
203
. La pilosité faciale est le signe par excellence de l’accession au monde du mâle
adulte, sommet de la pyramide hiérarchique, et sa visibilité une nécessité. Le corps du Prophète
constitue la norme. Les recueils de traditions comportent nombre de ḥadîth-s relatifs aux poils et aux
cheveux, mais le fait qu’ils ne forment pas une section indépendante « pourrait indiquer que ce sujet
fut tardivement un sujet d’inquiétude pour les juristes »
204
.
201. Îhâb Sulṭân, “Al-duktûra Hiba Qutb awwal ṭabîba ‘arabiyya mutakhaṣṣiṣa bi-l-ṭibb al-jinsî”, ‘Arabiyyât,
30/8/2004, accessible sur http://www.arabiyat.com.
202. Abû al-Faraj al-Iṣfahânî, Kitâb al-Aghânî, Beyrouth, Dâr al-Thaqâfa, II, p. 21.
203. M.H. Benkheira, 1997. pp. 28-44.
204. A.K. Reinhart, “Sha‘r ”, EI2.
51Le Prophète aurait eu deux ou quatre tresses (dhu’âba) lorsqu’il entra à La Mecque
205
, ce qui légitime
donc la pratique. Ses cheveux ne dépassaient pas ses oreilles
206
. A son imitation, la barbe devrait être
laissée entière : « laissez pousser vos barbes et taillez vos moustaches »
207
, contrairement à la coutume
des Persans
208
— procédé de distinction culturelle. Les traditionnistes rapportent tous un ḥadîth
décomptant, selon les versions, cinq ou dix usages ayant trait à l’entretien du corps masculin afin d’en
maintenir la pureté
209
. Le Prophète les désigne comme relevant de la fiṭra, terme peut-être déjà
problématique pour ses contemporains en dépit de sa fréquence dans le texte coranique
210
. On peut le
gloser par « disposition placée par Dieu dans la nature humaine », qu’il appartient à l’homme de suivre
afin de se conformer à l’idéal prophétique : se tailler les moustaches ; laisser libre cours à sa barbe ; se
frotter les dents au bâton siwâk ; se laver les narines ; se couper les ongles ; se laver les doigts et les
jointures ; s’épiler les aisselles ; se raser le pubis ; s’égoutter [la verge après la miction]
211
. Ces
préceptes n’ont pas, dans le droit classique, un statut clair : recommandable ne signifie pas obligatoire
et blâmable n’est pas synonyme d’interdit, d’où discussions de juristes. Il est cependant
vraisemblable, au regard de ce que les textes non-juridiques laissent transparaître de la vie
quotidienne, que la plupart de ces dispositions furent suivies, sans que leur inobservance fasse tomber
dans l’impiété.
M.H. Benkheira remarque à juste titre que le statut des poils visibles est exactement contraire à celui
des poils des zones cachées, par la position usuelle du corps (aisselles) ou par l’observance de la
pudeur (le pubis)
212
. Si la recommandation de se raser le pubis est aisément interprétable pour la
femme par un idéal de corps imberbe, de douceur, d’absence de rugosité liée au masculin, et donc de
renforcement de la dichotomie des genres, sa pratique chez les hommes, encore largement courante
dans le monde musulman, est plus difficile à interpréter. S’agit-il d’une disposition purement
hygiénique qui, comme par exemple l’usage de se laver l’anus après la défécation, s’impose dans la
culture musulmane et devient un trait identitaire, ou une dimension esthétique et sexuelle vient-elle
pour l’individu se mêler à la recommandation hygiéniste et la parachever ? La toison pubienne seraitelle redondante avec le pénis, alors que c’est la barbe qui représente la face visible de la pilosité
masculine ? La tonte des poils du pubis a-t-elle pour fonction — non dans la pratique « religieuse »
mais dans sa signification sociale — d’embellir, d’augmenter la visibilité du phallus, de le grandir aux
yeux du sujet? Il faudrait disposer, pour répondre à cette question au-delà des impressions et des
interprétations personnelles, d’enquêtes menées dans diverses aires du monde musulman.
L’inclusion de la barbe et de la moustache dans le concept de fiṭra par les juristes du VIIIe siècle
permet de distinguer ce qui le distingue de l’état de nature : la fiṭra est un instinct de soin du corps,
205. Tirmidhî, Sunan, al-libâs ‘an rasûli-llâh, 1703 ; Abû Dâ’ûd, Sunan, al-tarajjul, 3659.
206. Aḥmad b. Ḥanbal, Musnad, bâqî musnad al-mukthirîn, musnad Anas b. Mâlik, 11992.
207. « Aḥfû l-shawârib wa-a‘fû l-liḥâ », Aḥmad b. Ḥanbal, Musnad, musnad al-mukthirîn min al-sahâba,
musnad ‘Abd allâh b. ‘Umar b. al-Khaṭṭâb, 4425 et 4892. Muslim, Ṣaḥîḥ, al-ṭahâra, 381.
208. Cette mention des Persans apparaît dans une variation de cette tradition, (Muslim, Ṣaḥîḥ, al-ṭahâra, 383)
où est ajoutée la formule « khâlifû l-majûs », distinguez-vous des zoroastriens = Persans. On la retrouve
chez al-Sindî, commentateur des Sunan d’Ibn Mâja (al-ṭahâra, al-fiṭra, 289), comme chez Al-Nawawî. La
distinction culturelle est recherchée dans nombres d’actes quotidiens, comme l’interdiction de couper la
viande cuite avec un couteau au lieu de la déchirer (Abû Dâ’ûd, Sunan, al-at‘ima, 3285). C’est vis-à-vis
des juifs que la distinction serait recherchée d’après un ḥadîth cité par Ghazâlî, Ihyâ’, I, p. 140 = [alwaraq
150], ce qui semble moins vraisemblable.
209. On est surpris à la lecture de liste détaillant l’entretien du corps masculin chez les traditionnistes de
l’absence de la circoncision, qui est quant à elle mentionnée dans les listes des cinq composantes de la
fiṭra. Voir Muslim, Ṣaḥîḥ, al-ṭahâra, 377 et 378 ; Bukhârî, Ṣaḥîḥ, al-libâs, taqlîm al-aẓfâr, 5441.
210. Voir D.B. MacDonald, “fiṭra”, EI2.
211. Muslim, Ṣaḥîḥ, al-ṭahâra, 384.
212. M.H. Benkheira, op.cit. p. 104.
52déposé par Dieu dans la nature humaine, et il incombe à l’individu de renouer avec cet instinct, qui
peut soit impliquer une modification définitive du corps naturel (circoncision), seul exemple de ce
type d’où sans doute son exclusion les listes de dix éléments, soit un entretien régulier en réaction à
l’évolution du corps (saleté, pousse des poils, etc.). La barbe est le signe du passage à l’âge adulte, et
ce passage ne peut être nié ou altéré. Mais l’interdiction de se couper la barbe n’est cependant pas
synonyme d’absence de soins, ce qui apparaît dans les dispositions relatives à la teinture et au parfum.
La teindre en roux ou en jaune est toléré, mais elle ne saurait être teinte en noir que lors du jihâd, afin
de tromper l’ennemi. La somme théologique de Ghazâlî détaille des principes qui révèlent certains
usages de l’Orient arabe au XIe siècle :
« On peut se raser la tête, dans un but d’hygiène, ou se laisser pousser les cheveux, si on
les enduit d’huile et qu’on les démêle et peigne, à moins qu’il s’agisse de laisser une
mèche au sommet d’une tête rasée (quz‘a), car il s’agit là de l’usage des malandrins (ahl
al-shaṭâra), de même qu’on ne peut garder des cheveux longs sur la nuque à la manière
des descendants du Prophète (ahl al-sharaf), car cela est leur signe distinctif et si l’on
n’est pas soi même noble, c’est là une usurpation ».
On saisit entre les lignes que l’imitation de la première génération de musulmans jusque dans les soins
ne s’est pas tout de suite imposée : « Un homme de la seconde génération vit un homme qui s’était
coupé les moustaches à ras et s’écria : tu me rappelles les compagnons du Prophète ». Le calife
‘Umar, ajoute Ghazâlî, aurait eu des moustaches tombant des deux côtés de la bouche, l’important
étant qu’elles ne couvrent pas la bouche
213
...
Al-Nawawî (m. 1233), juriste shâfi‘ite damascène et commentateur de la compilation de traditions de
Muslim (m. 875), détaille à propos de l’entretien de la barbe douze conduites condamnables, dont
certaines (qu’il ne précise pas) sont encore plus laides que les autres : la teindre en noir pour un autre
but que le jihâd ; la teindre en jaune pour ressembler aux ascètes et non pour suivre la coutume ; la
blanchir avec du soufre ou une autre matière pour sembler vieux, afin de diriger, d’être honoré, et de
se faire passer pour un cheikh ; l’épiler ou la raser dès qu’elle sort afin de prolonger son état
d’imberbe et sa beauté (îthâran lil-murûda wa-ḥusn al-ṣûra) ; arracher les poils blancs ; l’arranger en
couches superposées pour plaire aux femmes ou autres ; l’allonger et la raccourcir, en laissant trop
pousser les favoris, ou en rasant un peu les favoris quand on se rase la tête, ou en épilant les deux
côtés entre le dessous de la lèvre et le menton, ou tout autre chose ; faire mine de la démêler avec les
doigts pour se faire voir des gens ; la laisser emmêlée et broussailleuse afin de se faire passer pour un
ermite et prétendre ne pas faire cas de son apparence ; regarder avec orgueil sa noirceur ou sa
blancheur pour s’émerveiller de sa propre jeunesse ou de son âge mûr pour surpasser la jeunesse ; la
nouer ou la tresser ; la raser, sauf pour la femme à laquelle il pousse une barbe — il est alors
appréciable qu’elle la rase.
Cette liste laisse entrevoir, en négatif, des usages courants que le droit tente d’enrayer, et la
symbolique que revêt la barbe alors que son institution est désormais fait accompli depuis plusieurs
siècles. Elle est manifestement objet de soins, de modes, et d’enjeux de pouvoir. Sa noirceur est
recherchée pour son esthétique et la vigueur qui lui est associée, c’est la couleur de la barbe du
guerrier, et le vieil homme ne saurait la noircir que pour tromper l’ennemi, mais la blancheur confère
prestige. La dénonciation redondante de l’ostentation dans le port de la barbe laisse supposer qu’elle
n’était peut-être pas si universelle : son port est apparemment retardé par les jeunes gens soucieux de
ne pas perdre leur attrait érotique. Il ne s’agit sans doute pas tant pour eux de se faire passer pour
imberbe (car une ombre de barbe rasée ne saurait passer pour une absence) mais sans doute de la
tailler bien courte, afin qu’elle passe pour cette « première barbe », cette noirceur de la jeunesse que
213. Ihyâ’, al-naw‘ al-thânî fîmâ yaḥduth fî l-badan min al-ajzâ’, I, p. 140 = [alwaraq 150].
53chantent les poètes, ainsi qu’on le verra ultérieurement. Cette inquiétude devant l’attraction érotique
que représente le jeune homme à la barbe naissante, attraction qui disparaît quand la barbe est fournie,
indique un espace déjà fortement homoérotisé et modifie le sens du port d’une barbe pleine au XIIIe
siècle en comparaison de la signification qu’elle revêt au moment de son institution, à l’aube de
l’islam : alors qu’au VIIe siècle la barbe longue est l’affirmation d’une identité bédouine, d’un refus
de l’apparence raffinée et policée lié aux cours arabes de Ḥîra ou de Jillîq, d’un rejet du corps
devenant persan ou byzantin, donc mazdéen ou chrétien, le XIIIe siècle révèle une barbe érotisée et
enjeu de pouvoir,  selon sa couleur, sa forme, et sa longueur.
Dans les milieux proches du Prince, où la présence des eunuques est fréquente, où l’eunuque luimême peut être détenteur du pouvoir, elle permet de distinguer immédiatement « l’étalon » de l’être
incomplet. C’est peut-être une raison de son omniprésence dans l’iconographie ottomane où la cour
est représentée. La barbe « complète le visage du mâle » et « la beauté qu’elle apporte est donc à
entendre au sens de complétude »
214
dans le discours de la foi, et en même temps la barbe pleine fait
entrer le mâle dans le camp du désirant et le soustrait du domaine des désirés. Une lecture
psychanalytique de la barbe musulmane, en dépit des problèmes qu’elle pose — peut-on
psychanalyser autre chose que le sujet ?
215
— voit dans la barbe musulmane un symbole phallique, un
emblème identitaire au même titre que le voile féminin, qui lui castre symboliquement la femme
phallique
216
.
La barbe devient chez le détenteur du pouvoir un objet exhibé, un attribut de la puissance : elle est
parfumée, selon un ḥadîth dans lequel ‘Â’isha affirme : « Je parfumais le Prophète avec ce qu’il y
avait de mieux, au point de voir le parfum briller sur sa tête et sa barbe »
217
. Mais l’excès de parfum
rend ridicule, ainsi le débauché fils du premier calife abbasside, Muhammad b. Abî l-‘Abbâs que son
oncle, le calife al-Mansûr, réussit à déconsidérer en le nommant gouverneur de Basra :
« Il y entra entouré d’un groupe de poètes et de chanteurs [...] qui ne le quittaient jamais
et lui servaient de commensaux. Il buvait du vin et s’adonnait aux turpitudes, ce dont [son
oncle le calife] al-Mansûr eut vent, et fit qu’il le renvoya. Abû l-‘Abbâs abusait du
parfum, et inondait sa barbe de parfum d’un parfum noir, mélange de musc, d’ambres et
d’autres aromates (ghâliya), au point que cela coulait sur ses vêtements et les
noircissait »
218
.
On retrouve dans cette anecdote l’opposition entre une virilité affectée (noir artificiel, excès, orgueil)
et la virilité naturelle de la fiṭra. L’association entre la fréquentation des poètes, la consommation de
vin, la débauche, et la barbe noire ostentatoire n’est pas de l’ordre de la coïncidence : Muhammad b.
Abî l-‘Abbâs ne sait maîtriser sa virilité, et son corps porte la marque du désordre. Il faut noter la
différence entre la barbe parfumée du Prophète et celle de Muhammad b. Abî l-‘Abbâs : c’est
l’épouse, ‘Â’isha, qui caresse et oint la barbe de l’envoyé de Dieu, alors que le rejeton du calife
remplit lui-même sa barbe de ghâliya, et laisse l’huile parfumée couler et souiller ses habits ; le geste
y acquiert une signification proprement masturbatoire, un gâchis de la semence.  
Elément de la présentation de soi, la barbe devient allégorie de l’honneur viril, et l’humiliation de
l’ennemi passe par la barbe rasée — plus tard par la moustache rasée, quand cette dernière remplacera
la barbe dès la seconde partie du XIXe siècle en tant qu’ostentation du genre. Une scène du roman
214. M.H. Benkheira, op. cit.  p. 99.
215. Sur les réserves quant à l’application de la psychanalyse à une culture en son ensemble et à la culture
musulmane Katia Zakharia, op. cit., puis Fathi Benslama, La psychanalyse à l’épreuve de l’islam, Paris,
Aubier Montaigne, 2002.
216. M.H. Benkheira, op. cit.  p. 82 et 106.
217. Bukhârî, Ṣaḥîḥ, al-libâs, 5468.
218. Aghânî, akhbâr Ḥammâd ‘Ajrad,
54égyptien La Terre évoque les tortures subies dans les années 1930 par des paysans révoltés en prison,
et le rasage de la moustache y figure en bonne place, associé au fait de devoir crier « Je suis une
femme »
219
. Cette scène moderne fait écho à un texte antérieur d’un millénaire, la maqâma ṣaymariyya
de Badî‘ al-Zamân al-Hamadhânî (m. 1008) qui fait revivre un célèbre humoriste de la cour abbaside,
Abû l-‘Anbas al-Ṣaymarî (m. 888), et l’imagine se vengeant d’une cohorte de pique-assiettes l’ayant
un moment délaissé après un revers de fortune en les invitant à un somptueux repas. Après les avoir
saoulés, il convoque un barbier, qui coupe la barbe de chacun : « Il rasa en une heure quinze barbes, et
tous devinrent glabres, comme des éphèbes ou des hôtes du Paradis ». Al-Ṣaymarî dépose ensuite dans
la poche de chacun un petit mot : « Quiconque trahit son ami et se montre infidèle s’expose à une telle
récompense ». Quand ils se réveillent le visage rasé, ils se voient contraints de demeurer chez eux :
« Aucun commerçant parmi eux ne se rendit à sa boutique, aucun secrétaire à sa chancellerie, aucun
ne voulut paraître devant ses frères »
220
. Le récit associe clairement l’absence de barbe à une
apparence pré-virile, celle du amrad, l’imberbe éphèbe, et montre que l’invisibilité de sa pilosité rend
l’homme in-visible, le contraint à demeurer dans l’espace privé, ce qui revient à dire qu’il est
désormais, prisonnier de sa demeure, égal à une femme « libre ».
La rareté d’un art pictural dans les cultures musulmanes rend bien malaisé la recherche sur la réalité
du port de la barbe, et sur les catégories sociales effectivement concernées : les paysans la portaientils ? Fut-elle portée en tout temps et tout lieu ? La longue barbe est-elle toujours signe de
respectabilité ? Et surtout, quand la moustache devint-elle un symbole concurrent de virilité ?
L’iconographie persane et ottomane, les croquis des voyageurs européens montrent que le port de la
barbe est effectivement quasi-universel jusqu’au milieu du XIXe siècle, même si l’injonction de l’i‘fâ’
n’est pas respectée par toutes les classes d’âge. La barbe pleine est l’apanage hommes installés dans la
société, des patriarches, des dirigeants et des savants. Les soldats portent une barbe plus courte, voire
parfois des moustaches uniquement. Les portraits du miniaturiste d’Ispahan Reza Abbasi (1565-1635)
montrent des hommes adultes ne portant qu’une moustache, ce qui les distingue des éphèbes
imberbes ; un portrait du Shah Abbâs I (1571-1629) le montre simplement moustachu
221
. Dans
l’Egypte ottomane tardive décrite par E. Lane en 1836, tous les croquis montrent cependant des
hommes barbus. L’auteur explique toutefois que les hommes se rasent le haut des joues, au dessus de
la ligne de la mâchoire, ainsi que cette même zone sous la lèvre inférieure que Nawawî exhortait à
laisser intacte. « Très peu se rasent la barbe et aucun les moustaches », ajoute-t-il, et il s’agirait
essentiellement des hommes de condition servile
222
. Par contre, ils se rasent entièrement la tête en
gardant un toupet au sommet (shûsha, version moderne de la quz‘a médiévale), pratique associée
auparavant aux shuṭṭâr.
Une barbe trop longue, par contre, est objet récurrent de moquerie en littérature. L’idée que
l’intelligence est inversement proportionnelle à la longueur de la barbe est un topos de l’adab, qu’on
trouve chez al-Jâḥiẓ, et qui se répète même chez le traditionniste et prédicateur ḥanbalite de Bagdad
Ibn al-Jawzî (m. 1200) : il se montre prêt à se moquer des longues barbes dans sa collection
219. ‘Abd al-Raḥmân al-Sharqâwî, Al-Arḍ, le Caire, Maktabat Gharîb,s.d. (première édition 1953), ch. 16, p.
260.
220. Badî‘ al-Zamân al-Hamadhânî, Maqamât, al-maqâma al-ṣaymariyya, Alger, Mufam, p. 320-21.
221. Voir http://www.iranchamber.com/history/safavids/safavids.php. ainsi que les gravures sur cuivre du
portraitiste allemand Dominicus Custos, reproduites dans son Atrium heroicum Caesarum (1600-1602),
où on remarque que les dignitaires ottomans sont tous barbus, contrairement au shah de Perse. Voir le site
de l’Université de Mannheim, http://www.uni-mannheim.de/mateo/desbillons/eico.html.
222. Voir Edward W. Lane, Manners and Customs of the Modern Egyptians, Londres, East-West Publications
1836, réédité New York, Cosimo Classics, 2006. pp. 37-8 et note 4. Ultérieurement “Lane”
55d’anecdotes sur les fous et les idiots
223
. Ainsi :
« Al-Jâḥiẓ raconte l’anecdote suivante : Abû al-‘Anbas me dit un jour : un imbécile à
longue barbe qui était de nos voisins avait élu domicile dans la mosquée du quartier,
l’occupant, et y faisant office de muezzin et d’imam. Or, il ne choisissait que les sourates
les plus longues au cours de la prière rituelle, et il advint qu’un soir, il fut si long que les
prieurs se révoltèrent bruyamment et lui dirent : quitte notre mosquée, afin que nous
choisissions un autre imam à ta place. Ta prière est bien trop longue alors que tu as
derrière toi des gens malades ou qui ont quelque pressante obligation. Mais il s’engagea à
ne plus jamais faire ainsi durer le rituel, et il le laissèrent en poste. Le lendemain, il
appela à la prière, se posta devant les fidèles, dit “Allâh akbar”, récita la sourate
liminaire, puis il se mit à réfléchir longuement avant de leur crier : et que diriez-vous de
la sourate ‘Abasa ?
224
Personne ne lui répondit, sinon un vieil homme à la barbe plus
longue et au cerveau plus diminué encore, qui s’exclama : Dieu nous l’a rendu
intelligent !
225
 Récite-la donc ! ».
Ce récit établit clairement un lien entre la longue barbe et une pratique religieuse dévoyée car
irréfléchie ou excessivement littéraliste. L’anthologie du littérateur et théologien Ibn Qutayba (m.
889) comporte également une courte section sur les barbes d’où il ressort qu’on se moque volontiers
d’une barbe trop longue et trop soignée, comme dans ces vers anonymes
226
:
Ô longue barbe qui tombe sur l’imbécile qui la porte / Comme la barbe de l’ange Gabriel
Si toute l’huile parfumée qui en goutte / tombait au soir, il y aurait de quoi remplir mille
lanternes
Et si vous la voyiez alors qu’elle est bien peignée / Vous la croiriez une bannière dressée
sur un éléphant
Ghazâlî autorise l’homme à couper de sa barbe ce qui dépasse d’un poing fermé, et estime qu’une
longueur excessive défigure, et surtout délie les langues des calomniateurs. Le juste milieu est
préférable en tout, et le théologien de citer ce proverbe : « Plus la barbe est longue, plus la raison est
diminuée »
227
. Le topos de la lourdeur d’esprit associé à la longueur de la barbe se maintient au long
des siècles. Dans le Hazz al-Quḥûf d’al-Shirbînî, le lettré égyptien du XVIIe siècle se moque de la
rudesse des ruraux et se réfère en permanence à la longueur, à l’épaisseur et à la puanteur des barbes
paysannes. Les seuls personnages de l’ouvrage caractérisés comme ne portant pas de barbe sont
certains derviches. Il est vrai que se raser la tête, les sourcils, la barbe et les moustaches constituent
les « quatre coupes » (chahâr zarb en persan) de l’antinomisme chez les Qalandars, habitude ensuite
adoptés par d’autres ordres au cours des XIII-XVIe siècles au Moyen-Orient. Les Ḥaydari-s, quant à
eux, rasaient leur barbe et se laissaient pousser la moustache, inversant la recommandation du
Prophète
228
. Autre catégorie sociale ne portant pas toujours de barbe : les mamelouks, qui ne sont pas
hommes libres, sont trop jeunes, parfois eunuques, et ne peuvent présenter l’aspect de l’homme
complet qu’une fois affranchis
229
.
Par contre, la barbe clairsemée sur les joues et les quelques poils au menton, pilosité désignée dans les
sources classiques comme celle du kawsaj, est interprétée comme indice de méchanceté et de rouerie.
223. Ibn al-Jawzî, Akhbâr al-ḥamqâ wa-l-mughaffalîn, Beyrouth, Dâr al-Kutub al-‘Ilmiyya, 1985, p. 105.
224. Le comique vient de l’incongruité qu’il y a pour un imam à faire approuver son choix par la congrégation
des prieurs, rompant ainsi le recueillement.
225. La vocalisation suggérée par l’éditeur force à lire kayyasahu, donc « il l’a rendu fin d’esprit », dont le
sujet ne saurait être que Dieu. On peut aussi ne pas tenir compte de la vocalisation suggérée et lire
kayyisa.
226. Ibn Qutayba, ‘Uyûn al-akhbâr, bâb al-khalq, al-liḥâ, IV, p. 55 = [alwaraq 389-90].
227. Ihyâ’, I, p. 141 = [alwaraq 152].
228. A.T. Karamustafa, op. cit. , p. 19.
229. Shirbînî, op. cit. p. 217.
56Tawḥîdî interroge Miskawayh à ce propos, qui lui répond :
« Si l’abondance de barbe, sa longueur, le fait qu’elle aille en tous sens est marque de
bonté mais d’insouciance, il est inévitable que l’aspect contraire dénote la malignité et
l’intelligence politique. Ce sont là deux extrêmes qui sortent de la louable modération »
230
.
La norme, quelle qu’elle soit, est systématiquement décrite par la pensée classique comme
l’illustration même de la modération, de la nature telle que voulue par le commandement divin. Le
discours des ulémas, y compris celui tenu sur la pilosité, est l’un de ces rouages dont l’identification
permet de « démonter les processus qui transforment l’histoire en nature, l’arbitraire en naturel »,
selon le mot de P. Bourdieu
231
.
La symbolique de la barbe musulmane varie donc selon les sources et le type de discours consulté :
elle est signe de distinction culturelle, de distinction sexuelle, du passage du stade d’objet de
convoitise sexuelle vers celui de sujet désirant, et aussi d’appartenance à la catégorie humaine la plus
complète. Elle est l’apanage du patriarche, du dignitaire, du dirigeant : la Réception à la cour du
sultan Selim III
232
montre clairement au premier rang les notables à longues barbes, coiffés de
différents types de turbans, tandis qu’au second rang des soldats subalternes, hommes plus jeunes,
arborent des moustaches. La barbe est certes indice de celui qui dispose du « degré de préférence »
divine, mais en symbole ambigu, elle peut aussi devenir objet de railleries, car l’ostentation du phallus
est indice d’hubris ou de bêtise.
La confrontation avec l’Occident impérial au XIXe siècle et l’aspiration à une modernité définie par la
ressemblance avec son représentant, l’homme européen, provoquera une modification de l’apparence
masculine et de la représentation physique de la virilité musulmane. A. Najmabadi
233
analyse dans le
cadre iranien les significations de la barbe et de la moustache au cours des XIXe et XXe siècle en
reliant la question de l’apparence masculine à celle de la femme et de son voile. De même qu’être
voilée ou non distingue l’Iranienne de l’Européenne, en cet âge des voyages croisés où les femmes
européennes sont vues par les Persans sur leur territoire comme en Europe, être barbu ou non au XIXe
siècle place dans le camp des partisans de la modernité ou en exclut. Devenir moderne exige une
modernité lisible par l’Européen, qui la valide ; mais ressembler à l’autre (al-tashabbuh bi-l-ghayr) va
à l’encontre de la police du corps musulmane, qui s’est fondée sur la différenciation communautaire.
Une angoisse sexuelle est liée à cette question d’apparence : l’Européen non barbu, dans la conscience
persane pré-moderne, évoque l’amradnuma, l’adulte qui tente de demeurer un éphèbe. Le costume
autrichien adopté par des officiers de l’armée du shah, et qui moule leurs postérieurs, est tout aussi
angoissant, en un temps où le corps masculin n’est pas encore passé du côté de l’indésirable. Le
farangi’ ma’ab, l’occidentalisé dans son aspect extérieur, aux joues glabres et en redingote, est pour
les auteurs de caricatures reproduites par A. Najmabadi un être à la fois admirable comme
représentant d’une modernité désirée, et condamnable pour les ambiguïtés sexuelles qu’il incarne. Il
est représenté alternativement et simultanément comme attiré par les adolescents, séducteur des
femmes débauchées, adolescent en son apparence, et de caractère efféminé. Alors qu’une seule de ces
images était au début du XIXe siècle une figure d’abjection, le faux-éphèbe (supposé sodomite
passif), tous ces aspects sont désormais agrégés dans une masculinité méprisable, celle du dandy
européanisé. L’analyse de Najmabadi, qui se limite volontairement à l’Iran et refuse, par rigueur et
aussi par crainte d’essentialisme, d’envisager sa pertinence pour d’autres aires culturelles
230. Tawḥîdî, Al-Hawâmil wa-l-shawâmil, pp. 186-87 =  [alwaraq 57].
231. Pierre Bourdieu, La domination masculine, Paris, Seuil, 1998, p. 8.
232. Peinture de la fin du XVIIe siècle, Istanbul, Palais de Topkapi, reproduit dans Abdelkébir Khatibi, Le
corps oriental, Paris, Hazan, 2002, pp. 90-91.
233. Najmabadi, 2005, pp. 137-146.
57musulmanes, pourrait cependant être appliquée à l’image du dandy en Orient arabe, dans les écrits
réformistes et dans la chanson populaire
234
, quand bien même la disparition de la barbe semble y avoir
été moins génératrice de polémiques qu’en Iran. Les autorités religieuses de ce pays demanderont à
plusieurs reprises à la fin du XIXe siècle que le port de la barbe soit obligatoire et les barbiers
acceptant de raser les joues d’un client châtiés. En 1889 à Ispahan, un masseur de bains publics qui
avait rasé des hommes fréquentant son établissement reçut la bastonnade
235
.
On peut penser que c’est dans la seconde moitié du XIXe siècle que dans l’Orient musulman puis au
Maghreb, la moustache devient suffisamment signifiante du genre. La barbe devient signe distinctif
(mais non exclusif) des dignitaires religieux, qui seuls s’appliquent à suivre la sunna. La possibilité de
garder son visage entièrement glabre ne se conquiert qu’à partir des années 1930. Dans ce domaine
comme en d’autres, le cinéma populaire égyptien fournit un modèle prestigieux d’imitation, le
chanteur Muḥammad ‘Abd al-Wahhâb illustrant dans sa mise, son visage sans moustaches, son
langage recherché, l’idéal de l’effendi moderne et raffiné de l’entre-deux-guerres, aux franges du
dandysme. Une virilité plus traditionnelle ne peut cependant adopter cette apparence lisse, celle de
l’homme occidental, et trouve un compromis entre l’abandon de la barbe comme gage de modernité et
la joue imberbe, évocatrice à la fois de l’imberbe et de la femme : la moustache. Ajoutons qu’en
Orient arabe, il est vraisemblable que l’adoption universelle de la moustache dans la seconde moitié
du XIXe siècle ne fut pas seulement une aspiration au modèle de l’homme européen, mais sans doute
aussi une conformation à la virilité ottomane. L’adoption de la moustache dans le domaine maghrébin
n’a malheureusement pas été étudiée, pas plus que son rapport aux phénomènes de dévoilement
féminin, de mixité de l’espace public, et l’éventuel modèle de virilité alternatif représenté par le
militaire  français moustachu de l’époque coloniale.
Ce n’est qu’à la fin du XXe siècle que la ville musulmane voit quantité d’hommes glabres de toutes
les classes sociales, sans déchéance de leur masculinité. Mais, comme au XIXe siècle, la question de
la barbe demeure identitaire, quoique la ligne de partage se soit déplacée. Elle marquait au XIXe
siècle la distinction entre le Musulman et l’Autre, au visage glabre ; elle signifie un siècle plus tard
celle entre le croyant obsédé de conformer son corps à la Loi, et l’homme traditionnel ou moderniste :
elle devient prise de position politique, depuis le dernier quart du XXe siècle, et apanage des
sectateurs d’un Etat subordonné au droit musulman. L’Afghanistan de la parenthèse taliban
(1996-2001) offre un intéressant exemple de superposition sémantique. La barbe, dont le port est
rendu obligatoire par le pouvoir, y est à la fois un usage traditionnel, dans une région de l’Orient
musulman bien moins profondément affectée par la modernité occidentale et le contact avec l’Autre
que les Etats voisins, et donc un signe identitaire ; mais aussi une marque de soutien, fût-il forcé, à la
mouvance islamiste. La barbe afghane est à la fois perpétuation d’un respect de la sunna prophétique,
marque de différenciation, et réactivation de cette sunna comme défi lancé à la mondialisation
contemporaine de la culture. Par réaction inverse, un prédicateur musulman comme L’Egyptien ‘Amr
Khâlid, au discours conservateur mais visant le public des classes moyennes effrayé par l’islamisme,
se présente sur les écrans des chaînes satellites avec une simple moustache d’homme de la rue.
La pilosité féminine, elle aussi, est régulée par le discours religieux. Les traditions prophétiques et
l’interprétation du texte coranique recommandant aux femmes de couvrir leurs cheveux, il leur est
interdit d’ajouter des cheveux artificiels à leurs cheveux ou de porter des perruques. L’usage social et
les critères de beauté tels qu’observés dans les quelques représentations graphiques, ainsi que dans la
234. On pense particulièrement ici en Egypte au Ḥadîth ‘Isâ b. Hishâm de Muḥammad al-Muwayliḥî et au
célèbre essai de Muḥammad ‘Umar Ḥâḍir al-Miṣriyyîn wa-sirr ta’akhkhurihim (1902), ainsi qu’aux
chansons populaires de ‘Umar al-Zi‘innî dans le Liban des années 1920.
235. Najmabadi, op. cit. p. 144.
58norme fixée par la poésie, recommandent une longue chevelure. A travers les lieux et les époques,
diverses modes ont pu être suivies
236
. Les autres poils du corps doivent quant à eux être éliminés, pour
compléter l’opposition lisse/rugueux qui dissocie les corps féminin et masculin. La distinction des
genres n’est pas un choix ou une esthétique, mais une recommandation de la foi, qui demandent que
les corps se plient dans leur apparence à la bipartition. Le ḥammâm (voir infra) est le lieu dans lequel
se pratiquent les coupes et épilations, des aisselles, du pubis, etc. Aux pâtes dépilatoires à base de
chaux vive et d’arsenic évoquées dans les sources médiévales (nûra), la période moderne semble
préférer des pâtes sucrées (en Egypte ḥalâwa) qui arrachent le poil (natf), sans qu’il soit possible de
déterminer le moment d’apparition de ces pratiques encore vivantes. La moustache féminine ne doit
pas être épilée mais coupée ou traitée à la chaux, mais il est peu vraisemblable que cette disposition
ait été respectée.
L’Iran à l’époque de la dynastie Qâjâr (1785-1925) offre une intéressante évolution de la place de la
pilosité dans l’érotique féminine : l’iconographie de cette époque montre que les standards de beauté
commandaient à une femme d’avoir les sourcils se rejoignant et une ombre de moustache bien
marquée. Cet idéal impliquait qu’on puisse se dessiner une moustache en cas d’absence naturelle. La
voyageuse belgo-vénitienne Carla Serena, qui traverse l’Iran en 1877, rapporte qu’invitée à une fête
princière, on lui applique du mascara entre les sourcils et sur la lèvre supérieure, une ombre de
moustache « qui lui donnait un air masculin »
237
.
Cette mode disparut au cours des années 1920, où la moustache féminine se transforma en un signe de
laideur, de masculinité et d’arriération. Mais ainsi que l’analyse A. Najmabadi :
« Au dix-neuvième siècle, cependant, le plus important marqueur visuel de masculinité
[...] n’était pas la moustache mais une barbe pleine. La moustache, ou plus exactement
une légère ombre, ou une imitation d’ombre par une ligne de mascara que s’appliquaient
les femmes sur la lèvre, était une métaphore du khatt [le léger trait de moustache], ce
signe hautement célébré de la beauté d’un jeune homme. Le khatt, marque de beauté des
jeunes gens et des femmes, n’est plus considéré comme plaisant chez les femmes car il
les fait ressembler à des hommes. Mais personne ne semble se rappeler que c’était la
marque de l’amrad [imberbe] »
238
.
Si cette érotique de la moustache féminine semble dans l’état actuel de la recherche une particularité
de l’Iran Qâjâr, elle illustre que la prégnance de l’homoérotisme dans le monde musulman tardif mène
ainsi à un brouillage des frontières masculinité/féminité, où le jeune homme, seul objet de désir
saisissable dans l’espace public, influe sur les canons de beauté féminine, tout comme certains signes
de l’érotique féminine (langueur, souplesse) lui sont prêtés. C. Bromberger montre combien cet usage
s’est transformé à la fin du XXe siècle en Iran, faisant des sourcils et de l’épilation féminine un enjeu
à la fois idéologique et générique : il est (désormais ?) tradition que les jeunes filles ne s’épilent pas
avant le mariage, le « corps poilu » de la jeune fille devenant la veille des noces un corps lisse de
femme. Aux « pattes de chèvre » des sourcils de la vierge se substituent deux courbes harmonieuses.
Les jeunes filles modernes de Téhéran brouillent donc désormais les signes de reconnaissance en
anticipant sur le rite de passage
239
.
236. Voir J. Sadan, A.K. Reinhart, “sha‘r”, EI2.
237. Carla Serena, Hommes et choses en Perse, Paris, G. Charpentier, 1883, cité par A. Najmabadi, 2005, p.
232.
238. A. Najmabadi, 2005, p. 233.
239. Christian Bromberger, “Trichologiques : les langages de la pilosité”, Un corps pour soi, Paris, PUF,
2005, p. 17.
59circoncision et excision
La circoncision et l’excision sont des pratiques de modification, d’embellissement, de purification ou
de mutilation des parties génitales, selon la perspective dans laquelle on se place, et qui sont
communes à de nombreux peuples et communautés religieuses. Elles ont été historiquement analysées
sous différents angles : sacrifice ou signe de soumission à une divinité, forme allégée de sacrifice
humain ; offrande à une divinité de la fertilité ; marque d’identification tribale ; rite de passage entre
l’enfance et l’âge adulte ; effacement d’une caractéristique masculine du corps féminin, le clitoris, et
féminine du corps masculin, le prépuce ; moyen d’humilier et de marquer des ennemis défaits
240
. Où
se situent devant ces différentes grilles d’analyse la circoncision et l’excision pratiquées dans les
sociétés musulmanes ? On sait que la première est universelle, tandis que la seconde est actuellement
limitée géographiquement (Egypte, Soudan, Afrique sub-saharienne) : il est donc difficile d’établir un
strict parallèle entre ces deux pratiques. Le rituel même est fondamentalement distinct : la première
est publique, célébrée, exhibée, fêtée ; la seconde, là où elle existe, est privée, dérobée au regard
comme au discours. L’analyse est presque réduite à la conjecture, sachant que la théologie musulmane
n’a littéralement rien à dire sur la circoncision, et ne théorise jamais son sens. Ce qui est patent est
que la circoncision est, mais n’est pas uniquement, une marque identitaire, et qu’il existe un lien
évident entre modifications génitales, régulation de la sexualité, et représentations de la virilité et de
la féminité.
La circoncision n’est pas mentionnée dans le Coran et elle est rapidement traitée dans les collections
de ḥadîth. Le même mot, khitân, désigne la circoncision et l’excision, bien que la seconde soit plus
spécifiquement désignée en arabe archaïque par le terme khafḍ (abaissement). Une seule école
juridique sunnite, le shâfi‘isme, la considère obligatoire, pour les hommes comme pour les femmes,
tandis que les autres courants la considèrent simplement comme une « tradition » (sunna)
recommandable, selon une tradition figurant dans le recueil d’Ibn Ḥanbal et affirmant que « la
circoncision est une coutume nécessaire (sunna) pour les hommes et un honneur (makruma) pour les
femmes »
241
.
La circoncision masculine constitue un trait identitaire de toutes les sociétés musulmanes, à toutes
époques et dans tout le domaine d’expansion de l’islam. A. Bouhdiba en résume bien le statut : « La
circoncision, tout comme d’ailleurs l’excision, est d’avantage une pratique des musulmans qu’une
pratique de l’islam. Entendons par là que l’aspect sociologique et les significations collectives
l’emportent de toute évidence sur l’aspect sacral »
242
. Pierre Bourdieu, à partir de son étude de la
société kabyle, y voit un de ces « rappels à l’ordre muets » que sont les rites d’institution qui installe
« une séparation sacralisante » entre ceux qui ont déjà reçu la marque distinctive et ceux qui ne l’ont
pas encore reçue, mais surtout ceux qui en sont à jamais exclues. La circoncision devient un rite de
différentiation et d’institution de la masculinité, préparant symboliquement à l’exercer
243
.
La fonction de distinction identitaire qui lui est associée et son caractère cependant secondaire
apparaissent dans une anecdote significative, rapportée dans les Ṭabaqât d’Ibn Sa‘d, un des premiers
écrits de l’historiographie musulmane : l’idéaliste (ou idéalisé) calife omeyyade ‘Umar b. ‘Abd alAzîz (717-720) écrit au gouverneur du Khorassan afin qu’il incite la population à adopter l’islam,
promettant aux nouveaux convertis qu’ils n’auraient plus à payer l’impôt de protection (jizya). Un
notable musulman de cette région d’Iran le met alors en garde : ils ne se convertiront que pour être
240. Voir Robert J.L. Darby, “Medical history and medical practice, persistent myths about the foreskin”, The
Medical Journal of Australia 178/4 (2003), pp. 178-9.
241. Ibn Ḥanbal, Musnad, awwal musnad al-basriyyîn, ḥadîth Usâma al-Hudhalî, 19794.
242. A. Bouhdiba, op. cit. p. 222.
243. P. Bourdieu, 1998, pp. 30-31.
60exemptés de cette taxe, et il faut éprouver la sincérité de leur désir de conversion en mentionnant la
circoncision. Le calife réplique alors : « Je ne ferais que les décourager de l’islam en mentionnant la
circoncision. S’ils se convertissent et sont sincères en leur foi, il seront d’autant plus rapidement
acquis à la pureté »
244
.
Deux dimensions de la circoncision se trouvent synthétiquement exposées dans cette anecdote : une
stratégie de distinction, et une assurance de pureté. Elle n’est pas, dans l’interprétation du calife, une
obligation pour entrer dans la nouvelle foi, et demeure secondaire devant la mission prosélyte dont il
se sent chargé. Mais pour son gouverneur provincial, elle est un signe distinctif nécessaire, qui permet
de différencier le zoroastrien du musulman, dans une région où elle ne fait pas déjà partie des
coutumes locales.
La circoncision musulmane peut effectivement être envisagée sous l’angle de la distinction : elle était
inconnue de l’Iran séleucide et sassanide
245
et il n’en existe aucune mention dans les littératures
indiennes et persanes pré-islamiques. La pratique était d’autre part en régression dans le monde
méditerranéen du VIIe siècle, y compris en Egypte, et ce depuis la domination hellénistique. Pratiquée
par les prêtres égyptiens, elle n’est plus attestée dans l’Orient chrétien que chez les juifs et les Arabes
de la Péninsule, de Syrie ou du bas-Irak. Par contre, il ne fait pas de doute que l’usage de la
circoncision masculine était courante chez les Arabes avant l’avènement de l’islam. Un ḥadîth montre
l’empereur de Byzance Heraclius voyant en rêve prémonitoire l’arrivée d’un « roi des circoncis »,
pense qu’il s’agit des juifs et veut ordonner leur exécution, puis apprend que les Arabes sont eux aussi
circoncis
246
. Le poète Imru’ al-Qays se gausse quant à lui de l’Empereur incirconcis...
247
Le maintien de cette coutume arabe dans l’islam naissant place donc la nouvelle religion dans la
lignée du judaïsme, où elle scelle l’alliance avec Dieu. Dans l’esprit d’un théologien tardif comme
Ibn Qayyim al-Jawziyya, la circoncision musulmane s’inscrit clairement dans le fil des prescriptions
thoraïques, l’Islam rétablissant une coutume indûment abandonnée par les chrétiens dans leur volonté
de se distinguer des juifs. Il ridiculise alors les premiers :
« Ils virent que les juifs pratiquaient la circoncision et l’abandonnèrent. Ils virent qu’ils
exagéraient dans leur règles de pureté rituelle et l’abandonnèrent totalement. Ils virent
qu’ils recommandaient de ne pas manger en compagnie d’une femme ayant ses règles, de
ne pas la toucher, ou de frayer avec elle, et ils recommandèrent de copuler avec elle. Ils
virent qu’ils interdisaient le porc et le déclarèrent licite, en faisant l’emblème de leur
religion »
248
.
L’Islam est présenté par Ibn Qayyim al-Jawziyya comme un juste milieu entre l’excès de régulations
du judaïsme et l’impureté érigée en dogme chez les chrétiens.
Mais on peut se demander s’il ne s’agit pas là d’une justification a posteriori d’une pratique
initialement sentie comme arabe chez les musulmans de la première génération, et qui ne les
distingue aucunement des convertis au christianisme et au judaïsme parmi les autres Arabes, sans
doute circoncis aussi. Ultérieurement, il est difficile de déterminer si la pratique de la circoncision
dans certaines communautés chrétiennes qui deviendront au fil des siècles arabophones (Maronites en
Syrie et au Liban, Coptes en Egypte) est un héritage ou une imitation des rites musulmans, qui en tant
que pratique de la communauté politiquement dominante constituent un modèle d’imitation. Les
musulmans mettront en avant la circoncision du Christ dans leur argumentaire polémique contre les
244. Ibn Sa‘d, Al-Ṭabaqât al-kubrâ, ‘Umar b. ‘And al-‘Azîz, V, p. 386 = [alwaraq 1026].
245. Ebrahim Shakurzada & Mahmoud Omidsalar, “circumcision”, Encyclopedia Iranica.
246. Bukhârî, Ṣaḥîḥ, bad’ al-waḥy, 6.
247. Ibn Qutayba, Kitâb al-shi‘r wa-l-shu‘arâ’, akhbâr Imri’ al-Qays b. Ḥujr, p. 53.
248. Ibn Qayyim al-Jawziyya, Hidâyat al-ḥayârâ fî ajwibat al-yahûd wa-l-naṣâra, p. 196 = [alwaraq 120].
61chrétiens
249
. Cette hypothèse est particulièrement vraisemblable en ce qui concerne les chrétiens
d’Egypte, dont les rites traditionnels tels qu’ils sont décrits par Lane à la fin de l’ère ottomane
semblent extrêmement proches de ceux des musulmans, qu’ils tentent d’émuler
250
, mais qui voient
dans la circoncision un usage qu’ils pratiquent sans qu’il ne corresponde à une obligation religieuse.
La jurisprudence musulmane hésite grandement sur l’âge à laquelle elle doit être pratiquée. Certains
juristes comme Ghazâlî recommanderont cependant de ne pas la pratiquer le septième jour après la
naissance, précisément pour se distinguer des juifs
251
, tandis que les shâfi‘ites l’estiment
recommandable à cet âge, estimant en tout état de cause qu’elle doit impérativement être pratiquée
avant l’âge adulte
252
. D’autres jugent qu’elle ne doit pas être pratiquée avant l’âge de dix ans, ce qui
correspond peut-être aux usages du Ḥijâz préislamique, et maintenu dans le ou les premiers siècles de
l’islam : afin de prouver qu’il a pu entendre le Prophète, Ibn ‘Abbâs fixait sa propre circoncision à
l’année de la mort de Muḥammad, alors qu’il avait entre treize et quinze ans. La cérémonie aurait
alors eu une dimension de rite de passage entre enfance et puberté, ultérieurement perdue.
Peut-être cette fonction rituelle s’est-elle conservée dans certaines régions : ainsi un roman du
Saoudien ‘Abduh Khâl, dont l’action se déroule dans le sud de la Tihâma
253
dans la première partie du
XXe siècle, évoque une circoncision tardive où l’adolescent doit se tenir devant le barbier les mains
sur les hanches, regarder devant lui, et ne pas même trésaillir ou baisser le regard, sous peine
d’apporter le déshonneur à sa famille
254
. L’explorateur anglais W. Thesiger évoque lui aussi dans son
ouvrage classique sur Les Arabes des Marais un usage de circoncision très tardive dans le Bas-Irak au
milieu du XXe siècle. Il pratiqua lui-même sur des jeunes gens largement pubères (entre quinze et
vingt-quatre ans), une opération redoutée, mal pratiquée, génératrice d’infections graves, mais
nécessaire pour pouvoir se marier
255
. Il est vraisemblable que la médicalisation croissante qui
accompagne le développement provoque un abaissement de l’âge de la circoncision et pourrait figurer
à terme une disparition des festivités coutumières, qui n’ont plus de sens avec des enfants en bas âge.
La biographie du Prophète, qui devrait donner l’âge idéal de l’opération pour les croyants prompts à
imiter la police du corps prophétique, fournit malheureusement des renseignements contradictoires. Il
semblerait difficilement imaginable que Muhammad n’ait pas été circoncis selon les usages de sa
société, mais les traditions varient concernant son âge lors de l’opération : au septième jour de sa
naissance, par son grand-père Hâshim, au quarantième jour ? Cette circoncision presque concomitante
à la naissance permet de « judaïser » le personnage du Prophète, en donnant à cette coutume arabe une
signification autre, celle de l’alliance avec Dieu. La Sîra d’Ibn Hishâm tranche le débat en affirmant
qu’il naquit circoncis, et une biographie tardive, celle du juriste shâfi‘ite égyptien Nûr al-Dîn al-
Ḥalabî (m. 1635), permet de saisir la raison de ce mythe : l’idée que les organes génitaux de
Muhammad aient pu être vus est si insupportable aux traditionnistes qu’ils forgent une tradition
249. op. cit.
250. Lane, op. cit. p. 528.
251. Ihyâ’, I, p. 141 = [alwaraq 152].
252. A.J. Wensinck, “Khitân”, EI2.
253. La bande côtière bordant la Mer Rouge, partagée entre l’Arabie Saoudite et le Yémen.
254. ‘Abduh Khâl, Mudun ta’kulu l-‘ushb, Londres, Dâr al-Sâqî, 1998, pp. 39-43, cité dans “Festivities of
Violence, Circumcision and the Making of Men”, Imagined Masculinities, M. Ghossoub, E. SinclairWebb éds., Londres, Saqi Books, 2000, pp. 29-32. De telles cérémonies tardives dans le sud de l’Arabie
sont mentionnées également par l’ethnologue C. Fayein, Yémen, Paris, Seuil (Petite Planète), 1975, cité
par Malek Chebel, Histoire de la circoncision, Paris, Perrin, 2006, p. 57. Dans la Tunisie des années 50 et
60, les orphelins qui n’avaient pas pu être circoncis à l’âge usuel l’étaient peu de temps avant leur
mariage.
255. Wilfried Thesiger, The Marsh Arabs, Londres, Longmans, 1964 ; traduction française Les Arabes des
Marais, Paris, Plon (Terre Humaine), 1983, pp. 113-5.
62transmise par Anas b. Mâlik
256
: « la place honorée que j’ai auprès du Seigneur fit que je naquis
circoncis afin que personne ne voie mes parties honteuses »
257
. Mais naître circoncis est chose
courante d’après le biographe (comprendre « naître avec un prépuce très court »), et il souligne que
parmi les « fables du vulgaire » figure l’habitude de dire de celui qui a peu de prépuce qu’il a été
« circoncis par la lune » ou « circoncis par les anges »
258
.
Seconde dimension de la circoncision révélée par l’anecdote de la conversion des Khurassaniens, et
confirmée par les autres sources citées : elle est clairement associée au concept de pureté — qu’il ne
faudrait aucunement confondre avec celui d’hygiène ou de propreté. La circoncision est effectivement
mentionnée dans les collections de traditions ordonnées par thème dans le chapitre de la pureté
(ṭahâra)
259
. Par contre, les termes khitân (circoncision) et ṭahâra n’apparaissent ensemble dans aucune
tradition. La circoncision est considérée dans le ḥadîth comme de l’ordre de la fiṭra, comme on l’a vu
au sujet de la barbe tondue, et non de l’ordre de la pureté rituelle
260
. Par contre, Ghazâlî place les deux
termes khitân et ṭahâra dans une même phrase, expliquant qu’il existe trois types de pureté externe :
la purification après avoir touché une matière ou un animal impur, la purification après sécrétion de
sperme, urine ou excréments, et la purification des « excédents » (faḍalât) du corps humain. La
circoncision est donc placée au même niveau que le fait de se couper les ongles ou les poils des
régions intimes.
Ce sont essentiellement les dialectes arabes qui font eux de la circoncision la purification par
excellence : la cérémonie est appelée ṭuhûr, ṭahâr, ṭahâra ou taṭhîr, et l’enfant circoncis est le
« purifié » — en turc, la circoncision est simplement dénommée sunnet, emprunt à l’arabe sunna,
tradition. Le langage courant révèle là une association que le fiqh suggère mais se refuse à établir
clairement, et qui est manifestement prégnante dans la représentation que se font les sociétés
musulmanes de l’opération.
Troisième piste, suggérée par Bouhdiba, assez proche de la notion de « rite de passage » : celle de
l’inclusion de l’enfant au groupe, d’où l’âge avancé à laquelle elle est pratiquée dans certains groupes,
minoritaires. Il y voit un « passage au monde des adultes », ce qui est sans doute justifié concernant la
circoncision arabe préislamique, correspondant à l’arrivée de la puberté, mais plus douteux dans les
sociétés musulmanes ultérieures, au Proche-Orient et au Maghreb, où l’âge moyen des garçons sur
lesquels elle est pratiquée varie entre entre cinq et sept ans. Par contre, l’idée qu’il développe selon
laquelle elle est une « préparation, faite dans le sang et la douleur, donc inoubliable, à l’ère des
responsabilité »
261
est d’autant plus convaincante qu’il trace un parallèle lumineux entre la procession
nuptiale et la procession de circoncision, entre le sang versé par le barbier et celui de la défloration :
«Tout se passe comme si la circoncision n’était qu’un mime du mariage et le sacrifice du prépuce une
anticipation de celui de l’hymen »
262
. Le phallus maintenant « purifié » est ainsi «mis en réserve »
jusqu’au coït nuptial. Bouhdiba aurait pu trouver un argument supplémentaire pour étayer son
interprétation dans la coutume de l’Egypte ottomane, rapportée par Lane, d’habiller le jeune garçon
lors de sa procession de circoncision en riche costume féminin, généralement emprunté à une femme
256. Elle ne figure pas dans les six recueils canoniques.
257. Nûr al-Dîn al-Ḥalabî, Al-Sîra al-ḥalabiyya, [alwaraq 49].
258. op. cit. L’expression est encore vivante de nos jours, par exemple dans le sud de la Tunisie.
259. Ainsi dans le Ṣaḥîḥ de Muslim, dans les Sunan d’Abû Dâ’ûd, Tirmidhî, Ibn Mâja et Nasâ’î (mentionnée
aussi en section zîna (ornements)), mais dans la section libâs (costume) chez Bukhârî.
260. Mais on trouve une assimilation de la fiṭra à la ṭahâra (pureté rituelle) chez le lexicologue Ibn Manẓûr,
racine b/ṭ/n.
261. A. Bouhdiba, op. cit.  p. 222.
262. op. cit.  p. 223.
63de haute condition
263
.
A. Khatibi
264
, reprenant cette interprétation de la circoncision comme coutume affirmant l’inclusion au
groupe, la complète par un argument étymologique, rapprochant sémantiquement deux sens a priori
distincts de la racine arabe kh/t/n. Le verbe khatana signifie circoncire mais khâtana signifie
contracter alliance familiale, par les femmes. Ce rapprochement quasi-lacanien est séduisant. Peut-
être est-il hasardeux, peut-être sur-interprète-t-il une simple homonymie : le sens non religieux du
verbe khatana est simplement « tronquer, écourter » ; on ne saurait l’accepter sans prudence, mais il
demeure qu’on ne saurait, dans l’Arabie pré-islamique, contracter alliance qu’avec une femme
précisément makhtûna...
Préparation à la masculinité ne signifie pas pour autant préparation à la sexualité. La lecture de
Bouhdiba permet de saisir l’enjeu proprement sexuel de la circoncision masculine en tant
qu’embellissement et exaltation du phallus. Cet enjeu existe d’abord dans le regard de l’Autre :
« Avec la pratique de la circoncision, soi-disant reprise d’Ismaël, [Muhammad] lâche le frein à toutes
sortes de luxures »
265
, explique la Summa haeresis Sarracenorum de Pierre le Vénérable (m. 1157).
L’association circoncision-luxure est ancienne : Martial, Horace, Juvénal ridiculisent la pratique et
comparant l’exposition permanente du gland circoncis au pénis en érection, dépeignent ainsi le juif
comme personnage libidineux. La circoncision grandit-elle, embellit-elle le phallus ? L’équation pénis
circoncis = pénis érigé n’est jamais évoquée par le discours religieux musulman. Si le sexe au gland
dégagé est manifestation de cet homme « complet » suivant la fiṭra divine, cela ne signifie aucunement
que la circoncision est associée au désir, ni le désir masculin qui doit être régulé, ni le désir féminin,
car le pénis, de toute manière, ne saurait être vu : les autres hommes n’ont pas à le découvrir, puisqu’il
est partie honteuse, l’épouse n’a pas a regarder l’organe de son époux, et l’homme n’est pas censé
regarder sa propre verge. Pour qui donc dès lors serait-il le pénis-roi, dans le discours de la foi?
Mais ce que la théologie ne veut pas voir est sans doute plus perceptible dans la pratique sociale.
Seule une enquête ethnologique sérieuse permettrait de confirmer l’intuition selon laquelle la
circoncision musulmane revêt une dimension érotique et esthétique, qui expliquerait sa prégnance et
dépasserait sans doute dans la perception commune sa simple justification hygiéniste ou religieuse. Il
est flagrant que la circoncision s’inscrit aussi, au niveau social, dans un continuum d’exaltation du
phallus. Le phallocentrisme qu’exprime la littérature est susceptible d’être reflété dans la société par
un phallocentrisme littéral. Au modèle de virilité proprement islamique, fondé sur le contrôle des
désirs, la tempérance et l’idéal du juste milieu, répond un modèle concurrent de virilité, patriarcale et
phallolâtre, que la société tente de concilier avec l’idéal. A. Bouhdiba
266
montre à partir de chants de
circoncision tunisiens, où les femmes saluent le « cheval qui hennit parmi les célibataires » et la verge
qui remplit la maison (‘ammâra) de sa descendance, combien la valorisation du phallus n’est pas que
symbolique dans une société traditionnelle. Le jeune garçon apprend rapidement la valeur et les
privilèges que lui confère la possession du pénis. Mais il est là question d’Islam et non de religion
islamique.
Ghassan Hage
267
, dans une perspective ethnographique, observe les moeurs d’un village chrétien du
nord Liban et y note que dans certains milieux culturels,
263. Lane, op. cit.  p. 64.
264. Abdelkebir  Khatibi, Le Corps Oriental, Paris, Hazan, 2002, pp. 66-7.
265. Dominique Iogna-Prat, Ordonner et exclure, Cluny et la société chrétienne face à l’hérésie, au judaïsme
et à l’islam (1000-1150), Paris, Aubier, 1998, réédité Flammarion (Champs), 2000, pp. 340-41.
266. Bouhdiba, 1975, p. 223.
267. Ghassan Hage, “Marginalized Masculinity and Dephallicization: A Lebanese Villager’s Experience”,
Sexuality in the Arab World, éds. S. Khalaf, J. Gagnon, London, Saqi, 2006, pp. 107-129.
64« il n’y a rien de métaphorique dans le phallocentrisme [...] Pour un certain nombre de
jeunes hommes de ces villages, le pouvoir phallique est avant tout très littéralement le
pouvoir du pénis [...] lieu de condensation de tout ce que signifie un pouvoir patriarcal,
que ce soit dans le domaine du sexuel, du familial ou du social. Le pénis ne signifie pas
seulement le pouvoir social, il l’incarne ».
Si, observe le chercheur, cette valorisation de la masculinité par la valorisation sociale du pénis a
décliné en Occident, ou si elle est vue comme un phénomène de classe stigmatisant (prolétariat,
communautés immigrées, etc.), il note que dans son village chrétien situé près de Zgharṭa, les mères
lancent au jeune enfant qu’elles changent « toqborni zabertak » (puisse ton pénis m’enterrer), et les
pères font mimer un coït aux garçons de sept ou huit ans, les faisant atteindre une érection en se
frottant contre une petite fille dans des grands éclats de rire et de fierté, quand bien même les mères
froncent désormais les sourcils devant cette coutume de la « piqûre du bourdon » (qa‘ṣat al-dabbûr),
en voie de disparition. G. Hage remarque que la posture même du corps du jeune homme met en avant
son pénis, le moment de la danse villageoise du dabkeh en étant la meilleur illustration. Cette
exhibition n’est qu’indirectement destinée aux jeunes filles épousables : elle serait trop indécente, et
cette grammaire du corps ne s’exerce frontalement que devant les filles de l’extérieur, objets légitimes
de désir et de plaisir, ainsi que devant les autres mâles concurrents. Devant les filles du groupe, ce
sont les traits sociaux de la masculinité qui doivent être exhibés, alors que la virilité physique et
sexuelle est destinée aux femmes externes, tout en étant obliquement dirigée vers les femmes de
l’intérieur.
Le Liban villageois chrétien de G. Hage semble guère différent de la Tunisie musulmane d’A.
Bouhdiba, comme il ne l’est guère de toutes les communautés sociales ou ethno-culturelles marquées
par la phallocratie, dans le monde méditerranéen, en terre d’immigration, ou en Amérique. Mais si ce
machisme ne peut être qualifié d’islamique et si toutes les sociétés phallocrates ne sont pas
musulmanes, quand bien même dans le cas du village libanais la « contagion culturelle » est
envisageable, il demeure que toutes les sociétés musulmanes (du moins dans l’aire centrale arabe,
turque et persane) le sont. Tout comme l’incessant rappel à l’ordre lancé par les ulémas dénonçant la
permanente contravention à la ségrégation des sexes dans la cité demeure en partie lettre morte, la
police islamique de la masculinité, son exaltation de la fermeté (ḥazm), de la victoire de la foi et de la
raison sur les passions, se heurte au phallocentrisme inhérent au patriarcat. Le jeune homme demeure
rebelle à la mise en symbole de la domination masculine, et exhibe son sexe, qu’il a culturellement
appris à magnifier, dans le costume, dans la posture, dans le langage
268
. Un des enjeux des sociétés
musulmanes sera de canaliser cette virilité, de gérer l’Islam contre l’islam.
Aucune analyse contemporaine de la circoncision musulmane ne retient l’hypothèse qu’elle serve à
confirmer la virilité par le biais de l’ablation d’un prépuce « féminisé », sinon M. Chebel, qui lie
simplement cette « théorie historico-psychanalytique » avec le fait que la circoncis franchit « le dernier
handicap qui le retient au monde des femmes »
269
. Cette lecture ne pourrait être suggérée que dans les
sociétés musulmanes où préexiste une coutume de l’excision en parallèle avec la circoncision
masculine. Or, il est remarquable que dans les domaines d’expansion de l’islam où il n’existait
apparemment pas de pratique antérieure de la circoncision (Espagne, Maghreb, Croissant fertile,
Anatolie, Iran), elle s’est facilement imposée avec la nouvelle croyance, revêtant cette dimension
268. A titre d’exemple, dans les dialectes arabes tunisien et libanais, les interjection respectives « zebbi » et
« 'ayri » (mon pénis) parsèment régulièrement la conversation des jeunes hommes, sans préjudice de
dévalorisation sociale pour l’énonciateur. On ne pourra là généraliser un rapport semblable à l’obscénité
dans toutes les cultures musulmanes : ce langage serait d’une insupportable vulgarité dans les usages
masculins de l’Egypte, par exemple, et serait extrêmement stigmatisant.
269. Malik Chebel, Histoire de la circoncision, 2006, op. cit. , p. 60-1.
65identitaire. Par contre l’excision n’y a jamais été pratiquée. En revanche, là où il y avait déjà coutume
de circoncision et d’une forme plus ou moins poussée d’excision, comme dans la vallée du Nil, où
elle était peut-être pratiquée par les Coptes, ou bien là où nomadisaient les tribus arabes, les deux
pratiques se sont partiellement maintenues, avec des significations qu’on peut supposer distinctes :
d’une part perfection de la différentiation sexuelle, et d’autre part régulation du désir féminin
270
.
La pratique d’une forme d’excision dans le Ḥijâz à l’époque archaïque ne peut faire de doute : les
organes sexuels de l’homme et de la femme sont parfois désignés en arabe archaïque comme « les
deux circoncis » (al-khitânân), comme dans ce ḥadîth où il est stipulé que « lorsque se rencontrent les
deux circoncis et que le gland est dissimulé [dans le vagin], l’ablution est obligatoire »
271
. Si l’ablation
du prépuce masculin doit être complète, c’est parallèlement le seul « prépuce » du clitoris qui doit être
retiré dans « l’excision islamique » selon le principe du ḥadîth «Coupe légèrement sans épuiser »
272

l’identification du clitoris comme siège du plaisir étant effectuée par la médecine médiévale, la
nécessité de garantir la jouissance féminine, vue comme nécessaire à la procréation, entre en conflit
avec la limitation du plaisir consécutive à l’excision. La mise en avant de ce ḥadîth est peut-être une
sorte de compromis tardif permettant de ne pas condamner une pratique historiquement concomitante
à l’avènement de l’islam et manifestement non interdite par le Prophète, mais de limiter sa nuisance.
Outre le témoignage d’al-Jâḥiẓ, qui affirme que les Arabes de la Péninsule pratiquent la circoncision
et l’excision de toute éternité et attribue mythiquement l’origine de ces pratiques à Abraham et
Hager
273
, la présence de nombreuses insultes, conservées par les historiographes et littérateurs,
attestent peut-être plus sûrement encore que les sources idéologiques de la pratique et de la
signification de l’excision. Fréquentes dans les récits se situant dans le premier siècle de l’islam sont
les adresses de type « ibn al-baẓrâ’ » (fils de la non-excisée) et « ibn al-lakhnâ’ » (fils de la puante),
deux insultes distinctes mais semblant devoir être liées, le lakhn désignant spécifiquement la puanteur
du corps impur et l’adjectif ’alkhan l’incirconcis. Une autre insulte courante dans l’adab est « yâ ‘âḍḍ
baẓr ummih » (toi qui mords le clitoris de ta mère), double humiliation en ce qu’elle implique un
clitoris « hommasse », assez long pour être mordu, une impureté hyperbolique, et un acte entrant dans
le cadre incestueux, parodie obscène de fellation. Tawḥîdî rapporte une anecdote archaïque où un
bédouin de la tribu de Hajîm est insulté par un membre des Banû Kalb, et réplique par une repartie
cinglante : « Vous les Kalbites n’excisez pas vos femmes (tu‘birûn al-nisâ’) mais castrez vos
moutons »
274
, impliquant qu’il s’agit là d’une inversion de l’usage.
Si les légistes de l’époque classique perpétuent indéfiniment le ḥadîth d’Ibn Ḥanbal autorisant sans la
rendre obligatoire l’excision, en la qualifiant d’« honneur pour les femmes », et répète sans se lasser
qu’elle n’est ni interdite ni obligatoire, et ce jusqu’à ce jour
275
, il demeure qu’à la différence de la
circoncision, la pratique ne s’installera jamais là où elle n’est pas préexistante à l’islam. Ainsi que le
résume bien N. Kassamali :
« Avec l’expansion de la foi, des rituels et des pratiques locales, telles que l’excision, ont
été appropriées et intégrées dans une expression locale de l’islam. Là où elles étaient
270. Il est toutefois à noter que l’excision n’est plus pratiquée dans la Péninsule Arabique, bien qu’elle soit
attestée à l’aube de l’Islam. Le moment de sa disparition en tant que pratique socialisée n’est pas connu.
271. Ibn Ḥanbal, Musnad, musnad al-mukthirîn min al-ṣaḥâba, musnad ‘Abdallâh b. ‘Amr b. al-‘Âṣ, 6383.
272. « Ashimmî wa-lâ tanhakî », voir Abû Dâ’ûd, Sunan, al-adab, mâ jâ’ fî l-khitân, 4587.
273. Al-Jâḥiẓ, Kitâb al-Ḥayawân, VII, pp. 25-26 =  [alwaraq 609-10].
274. Abû Ḥayyân al-Tawḥîdî, Al-Imtâ‘ wa-l-mu’ânasa, nuit 39 [alwaraq 185].
275. Ainsi l’influent prêcheur cathodique et représentant d’un courant conservateur Yûsuf al-Qaraḍâwî, qui
tout en signalant l’existence d’un débat animé, se contente de répéter les positions usuelles, en insistant
bien sur la différence entre « ablation du clitoris » et « ablation du prépuce du clitoris » et avalise la
pratique, voir http://www.islamonline.net.
66suivies, ces pratiques, et en particulier l’excision, furent justifiées et comprises dans le
cadre du discours islamique »
276
.
Encore faut-il préciser que par « discours islamique » est à la foi entendu le discours autorisé des
jurisconsultes, qui se base sur le ḥadîth d’Ibn Ḥanbal mais ne développe pas de justifications précises
pour l’excision, et le discours social, dans lequel le contrôle du désir féminin occupe une place
centrale.
On ne sait rien de sûr à propos d’une éventuelle pratique de l’excision chez les Musulmans dans le
Bas-Irak du IXe siècle, mais Jâḥiẓ laisse entendre qu’elle aurait pu se pratiquer dans ce texte qui
révèle clairement les raisons de l’opération : le contrôle du désir féminin :
« La femme incirconcise (baẓrâ’) trouve plus de jouissance que l’excisée (makhtûna) ; si
elle a subi cette ablation (mustaw‘aba)
277
, c’est dans ce dessein. Le but de l’excision n’est
pas d’ordre esthétique, mais vise à réduire le désir, afin que la vertu soit l’apanage des
femmes excisées. C’est pour cela que le Prophète dit à une exciseuse “effleure et n’épuise
pas, car cela est plus noble pour la femme et procure plus de plaisir à l’époux”
278
; c’est
comme s’il avait voulu diminuer le désir de la femme afin de la ramener à la modération.
Mais si son désir est trop faible, toute jouissance disparaît et par là même l’amour que la
femme doit éprouver pour son époux, car l’amour de l’époux est un frein à la dissipation
(fujûr). Or, la femme, dans tous les cas de coït, ne connaît pas de désir plus grand que
celui qu’elle conçoit pour l’étalon qui l’a fécondée. C’est ainsi qu’un grand notable de
chez nous disait à l’exciseuse : ne coupe que ce qui dépasse.
Le cadi Janâb b. al-Khashkhâsh
279
fit dans un village le décompte des femmes excisées et
de celles qui avaient échappé à l’opération (mu‘barât) ; il constata que la plupart des
vertueuses étaient circoncises, tandis que la plupart des débauchées ne l’étaient pas. Les
femmes chez les Indiens, les Byzantins et les Perses sont plus généralement enclines à
l’adultère et à rechercher la compagnie des hommes, car elles éprouvent plus de désir
pour eux. C’est pour cela que les Indiens ont construit des demeures pour les adultères.
On rapporte que la seule raison de ceci est la longueur de leurs clitoris et de leurs
prépuces. Les Indiens ont des moeurs semblables à celles des Arabes dans tous les
domaines sauf en ce qui concerne la circoncision des hommes et des femmes ; la raison
de ceci est qu’il ont poussé à l’extrême la science du coït, au point qu’ils préparent à cet
effet des drogues et composent des ouvrages qu’ils enseignent à leurs enfants.
L’une des raisons qui poussent les femmes au tribadisme est que si elles se touchent
mutuellement à l’endroit où est pratiqué l’excision, elles ressentent une étonnante
jouissance, et plus cette partie est importante, plus le frottement leur procure du plaisir.
C’est pour cela que les hommes les plus experts prennent soin de frotter la tête de leur
verge contre ce point, car c’est de là-même que tous les désirs trouvent leur origine
(mujtama‘ al-shahwa) »
280
.
L’intérêt de ce texte réside dans une claire théorisation de conceptions qui se retrouveront
ultérieurement présentes dans le discours populaire, sans la sanction de l’écrit et d’un discours se
représentant comme scientifique. Ainsi, la discussion entre villageois soudanais qu’on rencontre dans
le roman d’al-Ṭayyib Ṣâliḥ Saison de la migration vers le sud reprend-elle les termes de ce texte du
IXe siècle. La confusion entre siège du plaisir / siège du désir explique la nécessité de contrôler le
désir féminin par l’ablation du clitoris, tout en prenant en compte l’obligation tout aussi canonique
276. Noor Kassamali, “Genital Cutting”, Encyclopedia of Women and Islamic Cultures, vol. 3, Leiden, Brill,
2006, p. 130.
277. 'aw‘aba et istaw‘aba comme synonymes de ista’ṣala sont attestés par le Lisân al-‘Arab.
278. En ces termes, ce ḥadîth ne fait pas partie des six collections canoniques, mais un ḥadîth proche est
rapporté dans les Sunan d’Abû Dâwûd (al-adab, mâ ja’ fî l-khitân, 4587) et qualifié de ḍa‘îf (faible).
279. Al-‘Anbarî al-Baṣrî, source d’al-Aṣma‘î, traditionniste (voir Ibn Mâkûlâ, Al-Ikmâl [alwaraq 254]).
280. Al-Jâḥiẓ, Kitâb al-Ḥayawân, VII, pp. 25-26 =  [alwaraq 609-10].
67d’assurer le plaisir féminin. Le discours du littérateur-théologien présente l’arabité, quasi confondue
dans ce texte avec l’islam (le Prophète y est d’abord illustration des moeurs arabes), comme une
éthique de la modération, circoncision et excision étant moyens de contrôler le désir. Mais si la brève
allusion au prépuce des Indiens permet de tracer un parallèle entre le membre excessif / le désir
excessif, c’est tout de même le corps de la femme qui réclame le plus à être contrôlé. L’excision
comme prévention de relations homosexuelles participe aussi d’une normalisation du plaisir: il n’y a
de jouissance féminine qu’avec l’homme, avec l’unique étalon-patriarche.
Pourtant, on observe que cette alliance d’un discours pseudo-médical et d’une justification par la
parole prophétique demeurera inopérante dans la plus grande partie des cultures musulmanes.
Actuellement, l’excision est pratiquée par toutes les communautés religieuses dans la vallée du Nil,
dans une mesure inversement proportionnelle au milieu social, dans le sud de la Péninsule arabique,
dans la corne de l’Afrique, et en Afrique subsaharienne. Mais en Arabie Saoudite, là où elle était
historiquement pratiquée, elle est presque inexistante
281
. L’idée que la disparition de cette pratique
dans la Péninsule, à l’exception de certaines parties du Yémen et de l’Oman, puisse être attribuée à la
tiédeur des Ḥanbalites envers l’excision, ou bien encore son inexistence au Maghreb à la prégnance
malekite, est peu convaincante
282
. Les juristes ne se sont attachés à légitimer et à islamiser la pratique
que là où elle était fermement enracinée, comme en Egypte et au Soudan. Hérodote comme Strabon la
signalent au premier siècle avant J.C., et s’il n’est pas avéré qu’elle était encore pratiquée dans tous
les milieux lors de la conquête musulmane, c’est cependant là qu’elle perdure.
En réponse à diverses enquêtes récentes menées dans le Sud de l’Egypte et au Soudan
283
, parents et
enfants avancent les justifications suivantes : protection de la jeune fille contre la déviance sexuelle et
la promiscuité, l’excision diminuant le désir ; protection contre l’infidélité ; nécessité de suivre la
tradition ; obligation religieuse islamique ou chrétienne ; souci d’hygiène ; dimension esthétique ;
crainte d’une croissance du clitoris ; augmentation de la fertilité ; préférence des hommes pour une
femme excisée lors de la recherche d’un mari. Dans tous les cas, la crainte d’un désir féminin excessif
menant au dérèglement est patente, tout comme elle l’était lors de clitoridectomies pratiquées aux
Etats-Unis au XIXe siècle et au début du XXe siècle, comme méthode de lutte contre la
masturbation
284
.
Comment expliquer que la mention de l’excision soit totalement absente du discours féministe
naissant en Egypte, au début du XXe siècle, qu’il émane d’hommes ou de femmes ? L’argumentation
développée contre la séparation sociale des hommes et des femmes et contre le voile féminin aurait pu
s’appliquer dans ce cas aussi, sachant que la moralité et la pudeur féminine demeuraient au centre des
débats. Peut-être était-ce une question de pudeur, ou encore l’appartenance des féministes des
premières générations à des milieux sociaux et ethniques (beaucoup d’aristocrates étaient d’origine
ottomane) peu concernés par la question. Le fait est que seul le penseur socialiste Salâma Mûsâ
mentionne l’excision dans un article polémique des années 40, en développant une argumentation
influencée par la première pénétration du freudisme en Orient, selon laquelle l’opération risque de
déboucher sur des cas de frigidité et d’hystérie
285
. La question ne deviendra centrale en Egypte qu’à
281. Noor Kassamali, op. cit. , p. 131.
282. op. cit.
283. Voir op. cit. , citant A. El-Dareer, “Attitudes of Sudanese people to the practice of female circumcision”,
International Journal of Epidemiology, 12 (1983), 138-44 et Amina Naṣîr, “Al-manẓûr al-’islâmî liqaḍiyyat munâhaḍat khitân al-’inâth”, http://www.ehcconline.org.
284. Voir John Duffy, “Masturbation and Clitoridectomy”, The Journal of The American Medical Association,
October 19, 1963, Vol. 186, pp. 246-248.
285. Salâma Mûsa, “khitân al-banât”, Mâ hiya l-nahḍa wa mukhtârât ukhrâ, Alger, Mufam, 1990, pp.
209-213.
68partir des écrits de Nawâl al-Sa‘dâwî dans les années 1980, l’activisme de sa génération forçant
finalement l’appareil d’al-Azhar à se prononcer sur l’opération de façon ambiguë. En 1995, le grand
muftî Sayyid Ṭanṭâwî se déclare en faveur de l’interdiction, aussitôt contredit par le recteur ‘Alî Gâd
al-Ḥaqq
286
. L’Etat, embarrassé, interdit les mutilations génitales sans se donner les moyens de faire
respecter son interdiction. Alors qu’au tournant du XXIe siècle, l’islam officiel semble au Caire
vouloir interdire la pratique, en instrumentalisant le label « pharaonique » associé dans l’imaginaire à
la paganité antéislamique
287
et qui est accolé à l’opération, un courant conservateur disserte encore
quant à lui sur la différence entre « excision pharaonique » (clitoridectomie) et « excision légale »
(khitân shar‘î, ablation du capuchon), en se basant sur le ḥadîth « Effleure sans épuiser », et dénie aux
«modernistes » le droit d’interdire une disposition qui n’est pas mentionnée dans le Coran ni
explicitement condamnée par le droit, sans pour autant préciser quelle serait la justification de la
pratique : le discours du contrôle du désir féminin semble avoir perdu sa légitimité dans le débat
public, même s’il demeure un puissant non-dit, et que l’activisme occidental contre les mutilations
génitales est susceptible d’alimenter une réponse quelque peu artificielle où l’excision deviendrait une
pratique identitaire, indûment menacée par un contrôle des corps dicté par la mondialisation. Suite au
décès accidentel d’une enfant de onze ans, qui émeut l’opinion, la clitéridectomie est définitivement
interdite en Égypte par décret ministériel en juin 2007
288
, mais il est vraisemblable que la pratique se
maintiendra secrètement longtemps.  
Pureté rituelle et sexualité
Dans la perspective de l’islam scripturaire, être musulman implique de conformer son corps à un
modèle. Dans les questions de pureté comme dans celles liées à la visibilité du corps, une partie
importante des recommandations idéales passera effectivement dans la vie courante, brouillant la
frontière entre social et religieux. Ce sera dans ce domaine aussi que se jouera la bataille de
l’antinomisme, qui s’applique à inverser les recommandations, ou celle du soufisme confrérique
populaire, où les maîtres s’estiment délivrés de ces injonctions.
« Un certain mécréant dit en se moquant [du Prophète] : “Voilà que votre ami vous
enseigne bien des choses, il vous enseigne même comment déféquer! ». Salmân lui
répondit : “Certes! il nous a donné ordre de ne point faire cela dans la direction de la
qibla, de ne point nous laver l’orifice avec la main droite, et à ne point utiliser moins de
trois pierres qui ne soient point souillées »
289
.
Quoi que fussent justifiés les doutes exprimés par l’orientalisme sur l’authenticité du formidable
corpus de déclarations attribuées au Prophète et aux grandes figures de sa communauté naissante, la
présence massive de traditions se référant à une police du corps laisse penser que, très tôt si ce n’est
dès l’origine, les musulmans assirent leur particularité parmi les communautés du Proche-Orient par
l’imposition d’un être au monde dans lequel chaque acte est susceptible d’être ritualisé, et où il
n’existe aucun domaine intime qui échappe à cette police.
La moquerie de l’adversaire incite aussi à observer que cette pénétration du rite dans des domaines
aussi liés à la pudeur que l’acte sexuel, la menstruation, la miction ou la défécation, furent vue comme
une nouveauté, diversement appréciée, et qui impliquait assurément un enseignement. Cet
286. Voir British Medical Journal, 310 (1995), p. 12.
287. Voir Mas‘ûd Ṣabrî, “hal al-khitân jarîma shar‘iyya”, http://www.islamonline.net, 26/11/2006.
288. Voir par exemple sur le site en arabe de la BBC, http://news.bbc.co.uk/hi/arabic/middle_east_news/
newsid_6251000/6251330.stm
289. Il existe de nombreuses variantes, dans les collections canoniques, de ce propos attribué au semilégendaire Salmân le Persan, supposé premier converti de sa nation à l’islam. Voir pour cette version Ibn
Ḥanbal, Musnad, 22590.
69enseignement, on le trouve à partir de l’âge classique dans les grandes collections de traditions et dans
les traités de fiqh. Le respect des règles distingue aussi civilisation et barbarie : il y a une grande
richesse anthropologique dans la dénonciation par le chroniqueur Gabartî des soudards français
accompagnant Napoléon Bonaparte lors de la campagne d’Egypte :
« Ils ne se préoccupent pas de cacher leurs parties intimes, bien que ceci soit inacceptable
aussi bien du point de vue de la raison que de la tradition, et lorsque l’un d’entre eux est
pressé d’un besoin naturel, il s’exécute où bon lui semble, y compris au vu de tout le
monde, et s’en va ensuite sans se laver l’orifice ni même le frotter avec une pierre, mais
se torche parfois avec ce qu’il trouve, fût-ce une feuille sur laquelle quelque chose est
écrit. Ils ont commerce avec toutes les femmes qu’ils trouvent, se rasent pareillement la
barbe et les moustaches, certains ne conservant que des favoris. Ils ne se rasent ni la tête
ni le pubis, mêlent tous les aliments et boissons qu’ils consomment, ne se déchaussent
jamais et foulent ainsi les tapis les plus précieux, sur lesquels ils se mouchent, crachent
et essuient leurs semelles souillées »
290
.
La question de l’impureté et du retour à l’état de pureté (ṭahâra) a fait l’objet d’un exposé magistral
de A. Bouhdiba, « Pureté perdue, pureté retrouvée »
291
, auquel nous renvoyons. On se contentera ici de
reprendre ses principales analyses. On pourra certainement contester son interprétation
psychanalytique, qui le mène par exemple, à partir de l’étymologie du terme janâba (impureté
majeure), à la définir comme une sorte d’aliénation, du fait que la racine j/n/b implique le côté et
l’évitement ; l’idée que le ghusl (ablution majeure) aurait une portée métaphysique en ce qu’elle
représente un dépassement de l’angoisse, des forces mystérieuses de l’orgasme, du sang menstruel ou
de l’accouchement, qu’elle est une résorption et reprise en main du corps par le sujet est quand à elle
plus convaincante. Mais ce sont surtout les pistes qui ne sont pas encore explorés qu’il faut pointer du
doigt, après Bouhdiba.
Le chercheur se base essentiellement sur le corpus des Fatâwâ Hindiyya
292
(XVIIe siècle) qui, dans
les deux chapitres consacrés à la pureté et au jeûne, exposent la position ḥanéfite concernant les
questions du rapport du sujet à son corps. La vie du musulman est « une succession d’états de pureté
acquise puis perdue et d’impureté effacée puis retrouvée »
293
. La notion de souillure n’est en rien liée à
l’éthique, mais demeure totalement dans le champ du physiologique. L’humain entre en impureté
suite à toute intromission sexuelle et toute émission (ḥadath) : l’émission de sperme chez l’homme et
la femme (selon la croyance traditionnelle en un sperme féminin) et de menstrues provoque la janâba
(impureté majeure), également provoquée par une pénétration de la verge en un quelconque orifice
au-delà du gland, pour le partenaire actif comme pour le/la partenaire passif/ve.
Les émissions d’urine, matière fécale, sang, pus ou vents provoquent l’impureté mineure. A
l’impureté majeure correspond la purification majeure (ghusl), à l’impureté mineure l’ablution
(wuḍû’). Enfin, anus et voie d’écoulement de l’urine doivent être nettoyés après chaque émission, le
fiqh précisant dans des détails infinis les modalités de ces usages : la manière de s’assurer qu’il ne
reste plus d’urine dans la verge, le nombre de doigts pour se nettoyer l’anus, etc.
Les menstrues font passer en situation d’impureté qui dispense de prière et du jeûne. Le coït pendant
cette période est prohibé, selon le verset (2,222) :
290. Al-Gabartî, Maẓhar al-taqdîs bi-dhahâb dawlat al-Firansîs éd. Aḥmad ‘Abduh ‘Alî, Le Caire, Maktabat
al-adab, 1998, p. 26.
291. Bouhdiba, 1975, pp. 59-74.
292. Littéralement les « fatwas-s indiennes », aussi appelées les fatâwâ ‘âlamkîriyya, du nom du sultan ayant
ordonné leur composition. Il s’agit d’une encyclopédie du droit ḥanéfite organisant et reprenant les
décisions des juristes des générations précédentes, composée par un ensemble d’ulémas indiens sous la
direction du shaykh Niẓâm de Burhânpûr entre 1664 et 1672, c’est encore un ouvrage de référence.
293. Bouhdiba, op. cit.  p. 59.
70« Ils t’interrogent à propos de la menstruation, répond qu’il s’agit d’une atteinte [adhan] ;
tenez-vous à l’écart des femmes et n’ayez pas commerce avec elle jusqu’à ce qu’elle
soient de nouveau en état de pureté. Une fois purifiées, ayez commerce avec elles ainsi
que Dieu vous l’a ordonné, Dieu aime quiconque revient à lui et aime ceux qui se
purifient »
294
.
Il s’agit là clairement d’une adaptation des règles de la niddah judaïque, connues de la première
communauté musulmane à travers les communautés juives du Ḥijâz. Quant à la spécification
ultérieure des jours d’impureté et des règles du ghusl à la fin de la période de règle, on y retrouve des
éléments de la mikveh, immersion rituelle. On attend encore en ce domaine, comme en d’autres, un
ouvrage de synthèse dans la recherche en langue française sur la diffusion de la Mishna et de la
Gémara en Arabie préislamique et en Irak aux VII-IXe siècles, afin de connaître plus précisément les
interférences, reprises mutuelles et adaptations dans les deux sens entre fiqh et Talmud
295
. L’impureté
des femmes en période de règles fournit aux juristes un élément d’argumentation en faveur de la
polygamie, nécessaire pour assurer la satisfaction licite de l’homme quand l’une de ses épouses est en
état d’impureté, ce qui interdit le rapport sexuel. On note la subversion de cette même argumentation
dans la littérature de mujûn (libertinage) qui présente le jeune homme comme solution idéale puisqu’il
ne connaît ni menstrues ni grossesse (lâ yaḥîḍ wal-lâ yabîḍ).
Les règles de pureté rituelle ne se préoccupent aucunement de la licité des actes sexuels, et en
conséquence, des actes parfaitement prohibés mais ne donnant pas lieu à purification sont cités,
comme l’intromission de la verge sans éjaculation dans un orifice qui n’est pas destiné au coït, comme
un sexe animal, un cadavre ou une jeune enfante — a contrario, on comprend que l’orifice du corps
masculin pubère est un « orifice naturel », puisque sa pénétration implique obligatoirement
purification. Les manuels de fiqh se font un devoir de prévoir toutes les situations et tous les cas
(rapport avec un eunuque, verge coupée, purification du non-circoncis, statut de de l’homme qui coïte
en recouvrant sa verge d’un chiffon, le cas de la pollution nocturne, la distinction entre sperme et
écoulement séminal, etc.), y compris les plus improbables (éjaculation au cours de la miction).
Cette obsession du détail est susceptible de provoquer un contresens lors d’une lecture directe et non
contextualisée de cette littérature, qui apparaît alors à la conscience moderne comme plus obscène que
l’erotica traditionnelle. Ainsi :
« Si un enfant de dix ans coïte avec une femme pubère, il lui faut se laver (ghusl) mais
cela n’est pas obligatoire pour le garçon, mais on doit quand même lui ordonner de se
laver afin qu’il acquière une bonne moralité et qu’il en prenne l’habitude, tout comme on
l’habitue à la prière »
296
.
Aux lendemains de la révolution iranienne, un éditeur français fit paraître une sélection de textes de
l’Imam Khomeiny, dans laquelle il répétait des positions bien connues, sur la nécessité de se laver
après une pénétration rectale au-delà de l’anneau de circoncision et autres questions de ce type ; ce
294. La traduction D. Masson rend huwa adhan par « c’est un mal », ce qui donne malencontreusement l’idée
qu’il y aurait un statut moral de la menstruation. Ce n’est aucunement le cas : sang, sperme, lochies
souillent le sujet lors de leur excrétion et le placent en situation d’impureté rituelle.
295. Tout ce pan de la recherche a longtemps été l’œuvre de spécialistes du judaïsme, certains plus animés par
une recherche des « sources judaïques » de l’islam, à la manière d’un Lammens au siècle dernier, que par
l’investigation des nouvelles significations acquises par les pratiques lors de leur inclusion dans un
nouveau système religieux. Voir Charles Torrey, The Jewish Foundation of Islam, New York, Jewish
Institute of Religion, 1933 ; Abraham Katsh, Judaism in Islam, Biblical and Talmudic Backgrounds of the
Koran and its commentaries, suras II and III, Abraham I, New York, NYU Press, 1954. Pour une
approche plus récente, voir Jacob Neusner, Tamara Sonn, Comparing religion through law, London/New
York, Routledge, 2000, qui ne traite cependant pas du corps et de la pureté sinon pp. 14, 24, 31 ; éd.,
Judaism and Islam in practice, London/New York, Routledge, 2000.
296. Fatâwâ hindiyya, kitâb al-ṭahâra, al-bâb al-thânî fî l-ghusl, al-faṣl al-thâlith fî l-ma‘ânî l-mûjiba li-l-ghusl.
Cette mention de la moralité de l’enfant arrache néanmoins un [sic] à Bouhdiba, op.cit., p. 67.
71choix de passages, devenus franchement scabreux au XXe siècle, était destiné à déconsidérer son
auteur, supposé révéler par là à la fois la fréquence de ces pratiques parmi les étudiants en sciences
religieuses et l’absurdité de son exposé obsessif
297
. Le théologien iranien, cependant, ne faisait que la
preuve de sa dépendance vis-à-vis d’une tradition millénaire. Pour Bouhdiba, « derrière la casuistique
évidente et parfois complaisante apparaît le net souci de délimiter avec rigueur l’état de janâba
[impureté majeure] ». Il y a indiscutablement une volonté pour le fiqh de se heurter, sans angélisme, à
la réalité des actes et des pratiques, et à prévenir qu’à un péché, qui concerne au premier chef Dieu et
son sujet, vienne s’ajouter une contravention à l’ordre du corps. En cela, le corpus juridique est
précieux pour l’historien de la sexualité en ce qu’il expose des pratiques assez courantes pour être
traitées, sans le filtre de la morale ni celui de la provocation rituelle du mujûn. Mais il faut aussi partir
du sentiment moderne d’une « étrange complaisance » du fiqh pour le scabreux, le rare, l’infini détail
anatomique, qui est une loi de ce genre d’écriture, et le creuser. Il y a d’une part chez le croyant un
désir profond de conformité qui explique qu’il interroge l’autorité sur ces détails, dans son angoisse
de l’impureté — les Fatâwâ hindiyya sont tautologiquement des avis juridiques, des masâ’il, c’est-à-
dire (en théorie) des réponses autorisées apportées à des questions effectivement posées. Mais il y a
aussi une coïncidence frappante entre les pratiques évoquées par la littérature juridique dans la
discussion de la pureté, et celles célébrées dans la littérature érotique ou condamnées pour la forme
dans l’adab ; et donc les mêmes absences : rien n’y est dit, dans ces différents domaines, des relations
génito-orales, par exemple. Les auteurs de sommes juridiques et de collections d’anecdotes scabreuses
sont parfois les mêmes hommes : il n’est pas d’adîb qui ne soit formé en fiqh, et les savants, juges,
‘ulamâ’ sont les compilateurs des anecdotes lestes, tout comme les grammairiens aiment à pimenter
l’aridité de leurs démonstrations par quelques vers où une érudite obscénité est dissimulée par la
rareté du lexique. D’un côté, la rigueur scientifique de celui qui assène la norme l’autorise à énoncer
le scabreux ; de l’autre, la pseudo-dénonciation de la transgression ou sa célébration dans les limites
d’un genre littéraire autorise la même énonciation. La différence d’intention est patente, et c’est cette
différence de posture qui fabrique la frontière entre parole autorisée et impiété. C’est là, nous semblet-il, une question qui demande approfondissement.
Dernier point sur lequel la recherche pourrait encore nous apporter des réponses : quels ont été et
quels sont les différents modes de transmission de ces règles de vie, et quelle est leur place dans la
construction chez le sujet d’un sentiment identitaire ? Comment l’enfant, l’adolescent acquierent-il
cette science du corps ? De la cellule familiale au maître d’école, de la première visite au ḥammâm
des hommes à la mosquée, il y a toute une archéologie de cet enseignement du corps qui demande à
être investie.  
Le ḥammâm, lieu de visibilité du corps
L’institution du ḥammâm est l’un des topos de la « sensualité islamique » dans le discours de « l’Islam
des plaisirs ». Nudité, moiteur, corps alanguis, émois sexuels : la peinture orientaliste, et en particulier
le fameux Bain turc d’Ingres (1862), dont les vingt-six corps nus présentés dans une cadre rond font
du spectateur un voyeur « qui se voit offrir un moyen de jeter un regard sur l’Orient interdit »
298
, aura
puissamment contribué à créer cette image d’un lieu chargé de sexualité. Il ne s’agit pas que d’un
fantasme : la découverte voyeuristique du corps féminin dans le ḥammâm, corps dénudés et sans
pudeur des vieilles femmes, ou corps entourés de pagnes humides pour les plus jeunes filles, aura
297. Ayatollah Khomeiny, Principes politiques, philosophiques, sociaux et religieux, trad. J.-M. Xavière,
Paris, Hallier, 1979. L’ouvrage deviendra un succès de librairie sous l’appellation plaisante de « petit livre
vert ».
298. Rana Kabbani, Europe's Myths of Orient, Londres, Pandora Press, 1988.
72correspondu à une expérience vécue par de nombreux pré-adolescents dans les pays où les bains
publics sont demeurés une institution vivante, comme le Maghreb jusqu’à la fin du XXe siècle ou
l’Egypte jusqu’à l’avant-guerre. C’est aussi un topos de la littérature arabe moderne, d’expression
française ou arabe ; le jour où le garçon, dont les premiers signes de puberté et d’intérêt sont repérés
par la tenancière et rituellement niés par la mère, est chassé du ḥammâm des femmes et renvoyé vers
le monde des hommes, est invariablement décrit comme métaphore du paradis perdu
299
. Du jour où il
est perçu comme sexualisé, le corps désiré est dérobé au regard, et n’est plus accessible. On comprend
alors que pour le public adulte du théâtre d’ombre ottoman, la découverte du ḥammâm des femmes est
un  ressort à la fois comique et érotique
300
.
Institution précédent la conquête islamique, le bain public (appelé jusqu’au Xe siècle dans certaines
sources ḥammâm rûmî, bain byzantin) deviendra un élément central de la cité musulmane et de sa
culture, au point que la richesse et la renommée d’une ville s’établit à partir du nombre de ḥammâm
qu’elle compte
301
. Le ḥammâm est d’ailleurs un lieu de civilité, une marque d’urbanité, qui ne sied
point aux Bédouins ainsi qu’il apparaît dans cette anecdote rapporté par Tawḥîdî
302
 :
« Ya‘qûb [Ibn al-Sikkît]
303
, l’auteur du Islâh al-Mantiq
304
, rapporte qu’un bédouin entra
dans un ḥammâm, glissa sur le sol et se fracassa [le crâne]. Il déclama alors ces vers :
Ils me dirent : va te purifier [taṭahhar], nous sommes vendredi
Mais je suis reparti du ḥammâm tout aussi impur
Je m’y suis cassé la figure et n’ai obtenu qu’une tête brisée
Pour mes deux sous, une bien mauvaise affaire
Un bédouin ne sait même pas se déplacer au marché
Alors que dire d’un édifice de marbre et d’albâtre
Les Nabatéens me disent quand je m’y rends .
Mieux vaut que cela lui arrive à lui plutôt qu’à un autre!
305
»
Ces vers illustrent à la fois la fonction et l’étrangeté du bain pour les Arabes de la Péninsule, sa nature
à la fois étrangère et luxueuse. Sa fonction première est le ghusl (aspersion en vue de la propreté et
non de la pureté rituelle) du vendredi, avant la grande prière, mais le vocabulaire du poème entretient
une confusion entre propreté et pureté : c’est l’impératif « purifie-toi » qui y est employé, montrant
combien une pratique hygiénique et plaisante s’insère dans un cadre de pratique religieuse. L’accident
du bédouin est objet de raillerie des « Nabatéens » — comprendre les anciens paysans du bas-Irak,
arabisés, islamisés et urbanisés, qui regardent les Arabes du désert comme sauvages incapables
d’apprécier une institution raffinée.
L’explication classique de l’islamisation graduelle de cet usage est que « les gens s’y rendaient pour la
relaxation autant que pour obéir aux lois de l’hygiène ou aux règles religieuses »
306
. Pour A. Bouhdiba,
« puisqu’aller au ḥammâm relève du souci d’ôter la souillure consécutive à l’acte sexuel
et puisque le ḥammâm par les soins qu’il comporte est aussi une préparation, on peut dire
299. Voir les pages consacrées à ce moment par A. Bouhdiba, op. cit. pp. 206-213, le menant à une analyse
psychanalytique du ḥammâm comme lieu utérin. En littérature, voir Ahmad Sefrioui, La boîte à
merveille, Paris, Seuil, 1954, pp. 11-14.
300. Voir supra.
301. Voir J. Sourdel-Thomine, “Ḥammâm”, EI2.
302. Abû Ḥayyân al-Tawḥîdî, Al-Imtâ‘ wa-l-mu’ânasa, nuit 14, I, 286 = [alwaraq 68].
303. Philologue bagdadien, m. 858.
304. « La correction du discours ».
305. bihi, lâ bi-ẓabyin bil-ṣarîmati 'a‘fari, littéralement : « à lui et non à un faon au pelage roux sur le
monticule de sable », célèbre second hémistiche d’un vers d’al-Farazdaq (m. v. 730) se refusant à pleurer
la mort de Ziyâd b. Abîhi, devenu proverbial, voir al-Maydânî, Majma‘ al-Amthâl, I, p. 123 = [alwaraq
39].
306. J. Sourdel-Thomine, op. cit.
73que le ḥammâm est à la fois une conclusion et propédeutique de l’acte de chair. Le
ḥammâm est l’épilogue de la chair et le prologue de la prière »
307
.
Le chercheur a raison de souligner une double fonction du ḥammâm: il est lieu de la préparation du
corps à la prière du vendredi, mais il est aussi rituellement le lieu où se rendent les futurs époux,
accompagnés de leur suite, avant la nuit de noce. Aller au ḥammâm peut même devenir métaphore du
mariage, comme dans cette ancienne chanson de mariage égyptienne où la jeune fille menace sa
mère : « Dis à mon père de me donner vingt sous pour aller au ḥammâm comme les autres femmes,
sinon je me déflorerai moi-même avec un clou »
308
. Mais la fonctionnalité du ḥammâm comme lieu
d’ablutions est remise en cause par M. H. Benkheira
309
, qui estime que l’islamisation des termes
byzantins ne peut être liée à une fonction rituelle, et particulièrement celle des ablutions. Lieu de la
nudité, « cathédrale du paganisme »
310
, quand bien même les thermes n’étaient plus mixtes depuis l’ère
byzantine et que l’islam était venu confirmer la séparation des sexes, le ḥammâm ne peut être saisi
comme « annexe de la mosquée » sans négliger « la contradiction patente entre la nudité et la
promiscuité des corps, imposées par la fréquentation du ḥammâm, et le tabou qui les frappe dans la loi
islamique. Celle-ci serait-elle incohérente, tantôt répressive, tantôt permissive ? »
311
. Le ḥammâm
n’est pas un lieu de prédilection pour l’ablution rituelle ni pour l’aspersion purificatrice, et un débat
juridique se poursuivit sur la licéité de la pratiquer au ḥammâm, sur la possibilité de lire le Coran ou
de faire sa prière en ce lieu, ainsi que sur les risques de promiscuité sexuelle qu’il crée. L’ambiguïté
du statut de ce lieu est apparente dans la section que Ghazâlî consacre au ḥammâm :
« Il n’est pas interdit de fréquenter le ḥammâm, et les compagnons du Prophète entrèrent
dans les thermes de Syrie. Certains dirent : c’est là un lieu excellent, qui purifie le corps
et amène en même temps à réfléchir au feu de l’enfer [...] d’autres dirent : c’est un lieu
détestable, où s’exposent les parties intimes et qui attente à la pudeur. On s’expose donc
d’un côté à ses avantages et de l’autre à ses nuisances ; il n’y a donc pas de mal à en
rechercher les avantages en se préservant des nuisance ».
Les raisons pour lesquelles les musulmans auraient adopté le ḥammâm quand la chrétienté occidentale
faisait disparaître les bains publics tiendraient à trois causes : des raisons religieuses, et en premier
lieu la recommandation du bain le vendredi, les jours de fêtes et lors du pèlerinage, qui ne sont pas
obligations légales, mais s’imposent néanmoins dans les moeurs, et pour laquelle le ḥammâm est le
lieu adapté. La seconde est la fonction thérapeutique des bains, qui fournira même excuse à leur
fréquentation : ainsi Ghazâlî dans l’Iḥyâ’ conclut-il, demeurant parfaitement inécouté, qu’il est
interdit à la femme de fréquenter le ḥammâm à moins qu’elle sorte de couche ou soit malade
312
. Le
discours médical, qui jouit d’une légitimité différente que celle du discours religieux et permet de
trancher sur l’utilité de l’institution, devant les hésitations des traditions, lie par ailleurs ḥammâm et
sexualité dans le sens de la préparation à l’union : « la pâte épilatoire [appliquée au ḥammâm] une fois
par mois diminue la bile, éclaircit le teint et renforce pour le coït »
313
; la troisième justification,
explique Benkheira, est simplement l’agrément et le plaisir. Il faudrait ici préciser « plaisir licite », en
dépit de la qualification de «maison du diable » qu’accolent au ḥammâm certains juristes comme Ibn
307. A. Bouhdiba, op. cit.  p. 203.
308. Chanson de type ṭaqṭûqa « be-setta riyâl », enregistrée par l’almée Bahiyya al-Mahallâwiyya sur disque
Odéon 45015, vers 1910.
309. Mohammed Hocine Benkheira, “La maison de Satan, le ḥammâm en débat dans l’islam médiéval”, Revue
de l’histoire des religions, 220 (4/2003), pp. 391-443.
310. Paul Veyne, Histoire de la vie privée, Paris, Seuil, 1985, p. 194, cité par Benkheira, op. cit. , p. 393.
311. op. cit.
312. Iḥyâ’, naẓâfa 3, I, p. 139 = [alwaraq 149]. Ghazâlî ajoute même qu’il est déconseillé (makrûh) à un
homme de fournir à son épouse l’argent du ḥammâm.
313. Iḥyâ’, op. cit.
74al-Jawzî et les condamnations qui perdurent
314
.
M.H. Benkheira développe dans sa conclusion une remarque qui devrait faire office de quatrième
raison: « Il est pour les femmes ce que le marché ou la mosquée est pour les hommes — un espace
public et un lieu de sociabilité »
315
. De fait, si les hommes ne s’attardent guère au ḥammâm, il
représente une journée entière pour les femmes, du moins à l’époque moderne, et il est possible d’y
apporter victuailles et provisions. On sait que la sortie au ḥammâm constitue dans la cité musulmane
pré-moderne la seule sortie pour les femmes, en dépit des récriminations incessantes des juristes
devant cette sortie injustifiée, qui par sa répétitivité ne fait qu’illustrer leur impuissance devant un fait
social.
Le ḥammâm est un lieu d’observation du corps nu. Cette disponibilité du corps est nécessaire aux
mères, qui cherchent aux bains des jeunes filles pour leurs fils. Mais elle contrevient nécessairement
aux règles de la ‘awra, et l’éventualité de sa sexualisation est inévitable. Le ḥammâm devient un des
lieu de l’érotisme (premier émoi des garçons apportés par leurs mères) et de l’homoérotisme, pour les
deux sexes — ce n’est pas là une création de la littérature ou un fantasme de l’imagerie orientaliste.
Certes, les descriptions classiques des usages du ḥammâm mentionnent les pagnes ou serviettes dont
se ceignent les clients, susceptibles de dissimuler précisément la région comprise entre le nombril et le
genou, mais la nudité complète est fréquente en ce lieu. C’est le rôle du prévôt de la cité (muḥtasib)
que de faire respecter la pudeur dans les établissements de bains, ainsi que cela figure dans des
manuels de ḥisba et des ouvrages de type 'âdâb al-ḥammâm (règles de bienséance dans les bains)
316
.
Mais se baigner nu est monnaie courante: Ibn al-Jawzî rapporte que le légiste Abû Bakr al-Daqqâq ne
portait pas de pagne au bain car il avait la sensation d’étouffer dans la salle chaude
317
. Ghazâlî, qui a
peut être l’expérience des bains de Damas alors qu’il rédige son traité au tournant du XIIe siècle,
peste contre l’inobservance des règles de pudeur, et enjoint ses contemporains à protester. La
corruption de son temps le pousse à conclure :
« La rigueur commande de nos jours de s’abstenir du ḥammâm, puisqu’on y découvre
sans cesse des parties intimes exposées, particulièrement la partie comprise entre le
nombril et le haut du pubis, puisque les gens se refusent à considérer ceci comme une
partie intime en dépit des spécification de la loi divine ».
Suivent alors diverses recommandations visant à se bander les yeux pour éviter que le regard tombe
par inadvertance sur une ‘awra découverte.
Quant à la littérature d’adab, elle confirme et érotise la nudité, ainsi dans telle anecdote du Livre des
Chansons
318
:
« Ibrâhîm al-Ma‘îṭî était chanteur, et il se rendit un jour au ḥammâm alors qu’Ibn Jâmi‘
319
s’y trouvait.    
Or, [Ibrâhîm] avait un instrument qui lui descendait plus bas encore que les genoux. Ibn
314. Mâlik b. Anas est réputé n’avoir jamais fréquenté le ḥammâm, tandis qu’al-Shâfi‘î n’y répugnait pas,
mais il serait illusoire de chercher une ligne de partage correspondant aux écoles juridiques. Le lien entre
ḥammâm et Satan est établi dans des traditions prophétiques faisant surface à partir du Xe siècle,
accompagnant peut-être la croyance dans les esprits (jinn) qui habiteraient ces lieux. Voir Benkheira, op.
cit.  pp. 423-6.
315. op. cit.  p. 438.
316. Ibn Ḥajar al-‘Asqalânî signale dans son dictionnaire biographique Al-Durar al-kâmina un Âkâm almurjân fî 'âdâb al-ḥammâm de Muḥammad al-Shiblî [alwaraq 510] ; son contemporain du VIIIe siècle
de l’hégire Ibn Mufliḥ, faqîh ḥanbalite de Damas, compose un opuscule de même titre signalé par alBâbânî, Hidyat al-‘ârifîn, I, col. 162 = [alwaraq 536].
317. Ibn al-Jawzî, Al-Muntaẓam, éd. ‘Aṭâ, Beyrouh, 1992, XV, 36, cité par M. Benkheira, op. cit. , p. 431.
318. Aghânî III, p. 301 (akhbâr ‘Aṭarrad) = [alwaraq 324].
319. Célèbre musicien mekkois et commensal du calife al-Mahdî (775-785).
75Jâmî‘ l’interrogea: serais-tu prêt à me vendre ce mulet? Non, répondit l’autre, mais je
veux bien te faire monter dessus! En sortant du ḥammâm, Ibn Jâmi‘ s’aperçut que les
habits d’Ibrâhîm étaient rapiécés, et ordonna qu’on lui donnât les siens. Ibrâhîm al-Ma‘îṭî
s’écria alors: si tu avais accepté mon offre, j’aurais accepté ton aumône!, et Ibn Jâmi‘
d’en rire en le tançant: Que Dieu de fasse honte! Malheur à toi! Quand donc quitteras-tu
ta débauche et tes mauvaises actions? ».
Un court poème d’Abû Nuwâs fait du ḥammâm un paradis que ne viennent déranger que les pudeurs
hors de mise :
Au ḥammâm t’apparaissent / ce que cachent les chausses
Offre-toi aux regards, et observe / sans crainte, de tes deux yeux
Tu verras une belle croupe surmonter / le dos d’un garçon mince et bien tourné
Chacun s’échange des “Dieu est Grand” / et des “Il n’y a de Dieu que Dieu”
Le ḥammâm n’est-il point / un lieu de délice pour les élus
Même si un peu du plaisir / est gâché par les porteurs de serviettes
320
Le détournement des fonctions religieuses du ḥammâm est illustré par les ambiguïtés du quatrième et
du cinquième vers : les formules pieuses échangées par les baigneurs peuvent être aussi bien les
préludes au ghusl que des exclamations admiratives devant la beauté de l’éphèbe ; et la nature
paradisiaque du ḥammâm, lieu de préférence (mawḍi‘ tafḍîl) est une réponse à sa construction comme
antre du Diable par certains traditionnistes. Les « porteurs de serviette » (aṣḥâb al-manâdîl) qui gênent
le poète sont-ils les garçons de bain ou les clients trop pudiques ? La formulation ne permet pas de
trancher, mais il ne fait point de doute que le ḥammâm, fréquenté par une élite qui est susceptible de
trouver dans ses propres demeures des bains privés, est fréquenté tout d’abord parce qu’il est lieu de
plaisir.
C’est là que les amateurs de jeunes hommes repèrent leurs proies: Abû Nuwâs y remarque le beau
Jundub, fils du chef de la police de Bagdad, et l’évoque au calife al-Amîn, qui aussitôt envoie une
dépêche au père lui demandant de faire entrer Jundub à son service. Le chef de la police osera
répondre au calife « Veuillez ne point l’importuner ou je vous apporterai moi-même sa tête », avant
d’être démis de ses fonctions
321
. Le garçon de bain lui aussi est objet de désir, et les tenanciers
peuvent prendre garde à sélectionner leur personnel pour séduire la clientèle, particulièrement quand
l’homoérotisme devient, aux périodes mamlouke et ottomane, la norme sociale du rapport amoureux
dans l’Orient musulman. Le masseur est susceptible d’être un jeune homme désirable. P.-S. Blacher
assure que le tellak
322
des bains ottomans était souvent un jeune prostitué appartenant aux
communautés non-musulmanes, et cite un ouvrage du XVIIe siècle détaillant les prix, pratiques et
orgasmes apportés aux clients
323
.
Quand le délicat poète (et pornographe) de Bursa Deli Birader Mehmet Ghazali (m. 1535) se fait
construire dans le faubourg stambouliote de Besiktas une mosquée et un bain, il choisit avec soin ses
employés :
« Il termina les bains et les garnit avec des garçons dont le corps de chacun était tel un
cyprès argenté [...] les aimés d’Istanbul venaient en torrent vers cet établissement, et leurs
amants brûlaient du feu de la séparation. Dans les eaux de la luxure, ils enflammaient les
320. Dîwân Abî Nuwâs, éd. I. al-Ḥâwî, Beyrouth, Dâr al-kitâb al-Lubnânî, II, 1987, p. 266 (pièce 708).
321. Dîwân Abî Nuwâs, éd. G. Schoeler, Wiesbaden, Franz Steiner Verlag, 1982, IV, 158.
322. Arabe dallâk, masseur > turc tellak.
323. Philippe-Schmerka Blacher, “The development and the emergence of an identity based on sexual
relevance in Turkey” communication de l’International Meeting of the MESA, University of Arizona,
Chicago, Decembre 1998, publiée par l’auteur sur http://www.geocities.com/Paris/9440/mesa.htm.
L’ouvrage cité est Derviş Ismail, Dellakname-i Dilküşa (1687), Archives ottomanes, Süleymaniye,
Istanbul.
76coursiers sauvages de leur désir. Les plus élégants des gens du commun comme des
nobles personnages, quand ils ne trouvaient plus de place en ce bain, grimpaient sur le
toit et regardaient par les fenêtres [...] Les autres propriétaires d’établissements de bains,
gagnés par le désir, prirent leurs serviettes et les rejoignirent, et les garçons de bain se
firent une fortune »
324
.
Les troubles à l’ordre public générés par les excès des ḥammâms provoquent parfois l’intervention
des autorités et la fermeture des établissements de débauche. Pour W.G. Andrews et M. Kalpaklı,
« Il y a une apparente ambivalence dans la tolérance officielle de la haute administration
pour des établissements comme celui de Ghazali [...] Les autorités étaient enclines à
tolérer la sous-culture sexuelle des ḥammâms jusqu’à ce que leur parviennent des plaintes
directes ou l’outrage moral des résidents les forçant à agir ».
Notons que c’est aussi dans un bain du Caire que Flaubert se fera offrir en 1851 les services d’un
garçon de bains, sans que le texte ne précise s’il accepte ou non la proposition. Bien avant Flaubert, le
voyageur français Jean Palerne Foresien, qui visite la ville en 1581, note que les bains comportent des
« pièces secrètes » destinées à la satisfaction de « certains besoins »
325
. Enfin, les pièces du théâtre
d’ombre dont le texte a été conservé font du ḥammâm un lieu de l’action, et des garçons de bains des
personnages récurrents, avec force reparties humoristiques entre clients et employés comportant des
allusions sexuelles
326
. C’est bien au bain que le héros de la pièce d’Ibn Dâniyâl Al-Mutayyam wal-
ḍâ’i‘ al-yutayyim aperçoit l’objet de sa flamme, le petit orphelin :
« Je suis célèbre pour mes écarts dans les bains / Et vous en avez partout entendu
parler »
327
L’anecdote du poète ottoman Ghazali laisse cependant comprendre que le ḥammâm ne peut être saisi
comme une institution qui, en tout temps et tout lieu, porterait la même charge érotisée. Il y a sans
doute ḥammâm et ḥammâm, et l’attitude du pouvoir, la rigueur du muḥtasib et ultérieurement de la
police, le quartier et l’origine sociale de la clientèle, la politique du gérant, la clientèle qu’il recherche,
la tolérance dont il fait preuve ou pas à l’égard de la nudité déterminent la nature du lieu, respectable
établissement ou gouffre de débauche...
Au-delà de l’imagination orientaliste, une comparable sous-culture homosexuelle caractérise-t-elle le
ḥammâm des femmes? La nudité en serait la première condition. Si une complète nudité masculine
peut se produire dans les ḥammâms, aussi bien selon les relations anciennes que dans les témoignages
contemporains, il serait bien hasardeux de suivre A. Bouhdiba quand il affirme que la nudité féminine
intégrale serait quant à elle « presque partout la règle »
328
: cette information n’est pas partout fondée à
l’époque moderne, où les jeunes filles, particulièrement, peuvent montrer une extrême réserve devant
les soins d’épilation, et rien ne permet de la soutenir en l’absence de témoignages pour l’époque pré-
moderne. L’intérêt limité porté par la littérature classique aux relations amoureuses ou sexuelles entre
femmes limite l’information. Mais que les femmes aient été souvent nues au ḥammâm est fort
vraisemblable: le faqîh égyptien Ibn al-Ḥâjj dénonce au XIVe siècle les atteintes à la pudeur : « Quand
les femmes font leurs ablutions, des musulmanes, des juives et des chrétiennes se pavanent toutes
nues, et certaines poussent l’audace jusqu’à réprimander celles qui souhaitent se couvrir du nombril
aux genoux »
329
. Double attentat aux règles de la ‘awra : juives et chrétiennes voient des corps de
324. Mesa‘irü ü-su‘arâ or tezkere of ‘Âsik Celebi, éd. Meredith-Owens, Londres, Luzac, 1971, fols 294b (l.
17) - 295a (l.1), cité par W.G. Andrews, M. Kalpaklı, op. cit.  p. 284.
325. Serge Sauneron (éd.), Voyage en Egypte de Jean Palerne Foresien, 1581, Le Caire, IFAO, 1971, pp.
68-75, cité par Bruce Dunne, 1996, 63.
326. Voir Edmond Saussey “Une farce de Karaguez en dialecte arabe de Damas”, BEO VII-VIII (1937-38).
327. Muḥammad b. Dâniyâl, Three Shadow plays, éd. P. Kahle, Cambridge, 1992, p. 95.
328. A. Bouhdiba, op. cit. p. 205.
329. Ibn al-Ḥâjj, Al-Madkhal ilâ tanmiyat al-’a‘mâl bi-taḥsîn al-niyyât, Le Caire, al-Maṭba‘a al-Miṣriyya,
77musulmanes, et ces dernières en voient trop.
Un siècle plus tard, au Maghreb, le manuel de ḥisba rédigé par le faqîh de Tlemcen Muḥammad al-
‘Uqbânî (m. 1467)
330
dénonce les femmes dévergondées qui se rendent au ḥammâm et éprouvent « un
désir que certaines trouvent plus agréable à satisfaire au contact d’autres femmes que dans la
copulation avec les hommes »
331
. Le théâtre d’ombre ottoman pré-moderne, là encore, utilise comme
personnages comiques des clientes lesbiennes se disputant dans un ḥammâm ou un dandy héritant des
bains dirigés par une lesbienne. Un roman irakien contemporain où sont évoqués les bains publics de
Bagdad dans les années 1940
332
comporte aussi une scène de saphisme au ḥammâm, mais dans l’état
actuel des connaissances, il n’existe pas — en dehors de la peinture orientaliste — dans la
représentation littéraire et juridique un topos homoérotique féminin lié au ḥammâm qui soit aussi
prégnant que celui des pratiques masculines, ce qui ne permet aucunement d’en tirer la moindre
conclusion sur la réalité des pratiques.
L’institution du bain public semble entrer en déclin dès le XIXe siècle dans les régions les plus
urbanisées du Proche-Orient. Le Caire contemporain en offre un exemple intéressant : ‘Âli Pacha
Mubârak signalait la baisse de fréquentation des bains à la fin du XIXe siècle, remarquant qu’il n’en
existait plus que 55, par rapport à la centaine encore en activité au moment de la campagne de
Bonaparte (1798-1801), alors que la population avait considérablement augmenté
333
. Toutefois, il
appelait encore à l’ouverture de nouveaux établissements.
Au cours du XXe siècle, la progression de l’installation de l’eau courante, puis l’apparition après la
seconde guerre mondiale de salles de bain dans les demeures privées des classes moyennes (lieux
désignés dans le monde arabe par même terme ḥammâm, le bain public devenant un sens secondaire)
changent les fonctions du lieu : la dimension religieuse du ḥammâm finit par perdre toute justification,
et il ne reste que la santé, le plaisir, un usage social et une pratique identitaire. Au Maghreb, en
Turquie, dans une moindre mesure en Syrie, la fréquentation du ḥammâm se maintient dans la classe
moyenne tandis qu’en Egypte, au Liban, seules les classes sociales les plus défavorisées le fréquentent
après le milieu du XXe siècle.
Il est dès lors inévitable que la dimension érotique du ḥammâm évolue. On est d’ailleurs stupéfait de
lire récemment dans un journal beyrouthin
334
une évocation du dernier ḥammâm de la capitale
libanaise comme lieu de détente où les hommes de toutes communautés et opinions politiques se
retrouveraient dans une innocente atmosphère homosociale afin d’oublier leurs soucis, alors que
l’établissement décrit est un lieu de rencontres homosexuelles bien connu — à moins de supposer
qu’il s’agisse là de transcender les identités politiques par le massage et la sexualité... Au Caire, des
années 1970 à l’époque actuelle, le ḥammâm des hommes étant un lieu depuis longtemps réservé au
prolétariat, sa fréquentation par les classes moyennes ou la bourgeoisie ne peut plus que signifier qu’il
1929, II, 172, cité par Huda Lutfi, “Fourteenth-Century Cairene Women: Female Anarchy versus Male
Shar‘i order in Muslim Prescriptive treatises”, Women in Middle-Eastern History, Shifting boundaries in
Sex and Gender, éds. N.R. Keddie, B. Baron, New Haven/London, Yale University Press, 1991, p. 109.
330. Muḥammad al-‘Uqbânî, Tuḥfat al-nâẓir wa-ghunyat al-dhâkir édité in Bulletin d’Etudes Orientales XIX
(1965-66).
331. Traduction A. Bouhdiba, op. cit. p. 205, qui omet malheureusement de signaler l’origine géographique
comme le siècle de ce juriste.
332. ‘Âliya Mamdûḥ, Ḥabbât al-naftâlîn, Beyrouth, Dâr al-Âdâb, 2000, pp. 27-31. Traduction française : Alia
Mamdouh, La naphtaline, Paris/Arles, Sindbad-Actes Sud, 1999.
333. ‘Âlî Mubârak, Al-Khiṭaṭ al-tawfîqiyya al-jadîda, Le Caire, Maṭba‘at Bûlâq, 1306h (1888-89), I, 95.
334. WṢF, “al-ḥammâmât al-turkiyya fî bayrût tuhaddi’ al-a‘ṣâb al-ta‘iba lil-lubnâniyyîn”, Al-Nahâr,
16/02/2007. Une sibylline allusion aux miliciens de la guerre civile qui « laissaient leurs mitraillettes au
vestiaire et se calmaient dans la salle de vapeur d’une manière qui nous amenait à nous demander
comment ils pouvaient s’entre-tuer dehors » est sans doute une clé offerte au lecteur averti...
78est lieu de rencontres homosexuelles. On retrouve mention de cette sous-culture homosexuelle dans
plusieurs oeuvres de fiction
335
, ainsi la longue nouvelle Ḥammâm al-Malâṭîlî
336
de Ismâ‘îl Walî al-Dîn,
ou le roman La mystérieuse affaire de la rue Zaafarani de Gamâl al-Ghitânî
337
, mais il ne s’agit pas là
de la simple reconduction d’une topique pré-moderne, car un élément fondamental change : dans le
ḥammâm pré-moderne, le garçon de bains, jeune employé, inférieur social, parfois non-musulman, est
supposé être soit l’aimé du dominant, soit plus prosaïquement son partenaire sexuel passif,
reproduisant ainsi le « principe d’isomorphisme entre la relation sexuelle et le rapport social qui lie
ordinairement les deux partenaires »
338
. A l’ère moderne, aussi bien le reflet littéraire que la réalité
décrite par les enquêtes (comme dans les ḥammâms de Beyrouth à l’heure actuelle)
339
montrent que le
garçon de bain prostitué est un prolétaire partenaire actif, obéissant à des critères de virilité visible,
tandis que le client est le dominant économique et partenaire passif du rapport, inversion bien
soulignée et étudiée par G. al-Ghiṭânî. Ce n’est pas là affaire de détail, mais bien d’une de ces
ruptures profondes dissimulées sous le voile de la continuité.
335. Voir Frédéric Lagrange, “Male Homosexuality in Modern Arabic Literature”, Imagined Masculinities,
London, Saqi Books, 2000.
336. Ismâ‘îl Walî al-Dîn, Ḥammâm al-Malâṭîlî, Le Caire, 1970, œuvre remarquée et défendue par Yaḥyâ
Ḥaqqî et dont un film est tiré en 1973, causant un grand émoi en dépit du traitement très allusif de
l’homosexualité d’un des personnages. Ce nom est l’autre dénomination du ḥammâm Margûsh, rue Amîr
al-Guyûsh, encore en activité de nos jours et lieu de rencontres homosexuelles, comme l’étaient les
quelques autres ḥammâms historiques du Caire (ḥammâm al-Gamâliyya, ḥammâm al-Sulṭân Inâl —
évoqué à l’époque de sa fréquentation courante dans le roman Al-Saqqâ mât de Yûsuf al-Sibâ‘î, ou le
ḥammâm Bashtak du quartier Sûq al-Silâḥ...) encore en activité jusqu’au tournant de l’an 2000, où ils
ferment tous, pour cause de désaffection, de hausse du prix de revient du chauffage des eaux, de mauvaise
réputation et de tracasseries policières.
337. Gamâl al-Ghiṭânî, Waqâ’i‘ ḥârat al-Za‘farânî, Le Caire, 1975, réed. GEBO, 1994, pp. 43-45 ; trad.
française par K. Osman, Paris-Arles, Sindbad-Actes Sud, 1999.
338. Abdallah Cheikh-Moussa, “Le Ishq d’après deux épîtres d’al-Jâḥiẓ”, Studia Islamica LXXII (1990), p.
73, reprenant l’expression de Michel Foucault, Histoire de la sexualité, II, 237.
339. Voir la description du Ḥammâm al-nuzha al-jadîd par Sofian Merabet, “Creating Queer Space in Beirut,
Zones of Encounter within the Lebanese Male Homosexual Sphere”, Sexuality in the Arab World, eds. S.
Khalaf, J. Gagnon, Londres, Saqi Books, 2006, pp. 226-30.
791-4 Failles du genre : efféminés, travesti(e)s et eunuques
La recherche contemporaine, dans le cadre des gender studies, s’est intéressée aux failles du genre à
l’aube de l’islam, et à la façon dont le Pouvoir a géré la non-conformité au schéma idéal. La
révélation coranique, tout comme l’éthique sexuelle constituée au cours des deux premiers siècles de
l’islam, ne saisissent les humains que comme hommes ou femmes, destinés à jouer harmonieusement
leur rôle procréatif, selon une hiérarchie plaçant l’homme libre au sommet de l’échelle. Le Coran, et
par suite la pratique musulmane, postulent une totale adéquation entre un sexe biologique et un genre
défini par un comportement social. Mais le monde de l’Islam aura à gérer des phénomènes, des
attitudes, des coutumes mettant en scène des hommes et des femmes qui ne rentrent pas dans les
catégories genrées prévues par la foi.
Il peut s’agir de groupes existant déjà dans le monde ancien (efféminés, eunuques) et qui ne se verront
pas effacer par la nouvelle religion. Les cultures musulmanes ne devront pas simplement s’en
accommoder, mais dans une certaine mesure les perpétuer. La ségrégation sexuelle entraîne, malgré
elle, au contraire de son institution, une transgression des genres, ritualisée ou institutionnalisée. Les
efféminés fonctionnent comme objet de spectacle, de moquerie ou de désir, ne remettant pas en cause
la chasteté féminine et la préservation du lignage, servent d’intermédiaires entre le monde des femmes
et celui des hommes, jouissant à la fois de la liberté de mouvement dans l’espace public et de la
possibilité de fréquenter les femmes, mais au prix, il est vrai, d’un renoncement à la considération et à
l’honneur. Les eunuques, quant à eux, répondent à des besoins de service, et particulièrement la garde
des harems, mais aussi la protection des puissants et la participation au combat.
Les sources anciennes laissent apparaître dans la société préislamique et au premier siècle de l’islam,
du moins dans la région de la Mecque et de Médine, une communauté problématique n’entrant pas
dans le schéma genré de l’islam : le phénomène intrigant des premiers « efféminés » (mukhannath-s).
Le Livre des Chants comporte plusieurs notices biographiques et anecdotiques consacrées à un groupe
social apparemment constitué et qui se serait maintenu à Médine depuis l’époque pré-islamique
jusqu’à règne du calife omeyyade Sulaymân (715-717). Ces premiers « efféminés » de la Péninsule
arabique ancienne, qu’il faut distinguer de la figure bouffonne couramment évoquée à l’époque
abbasside, sont également évoqués dans le corpus des traditions attribuées au Prophète, et certains
ḥadîth visent à les replacer dans la catégorie de genre masculin, en adéquation avec leur sexe
biologique, alors que la pratique sociale archaïque les place dans le genre féminin.
Les sources de la Tradition, compilée à partir du VIIIe siècle, et les anthologies littéraires ultérieures
emploient le même terme pour désigner ces individu : mukhannath. Le mot a été interprété et traduit
avec une très grande confusion notionnelle dans les premières synthèses sur la sexualité dans les
cultures musulmanes : « effémination », « travestissement », « transsexualité », « hermaphrodisme réel »
sont les différents termes employés pour rendre cette notion, confusion renvoyant aux différents
emplois du terme selon le type de discours des sources arabes classiques (législatif, littéraire, médical)
et selon leur époque. A. Bouhdiba estime par exemple que c’est la séparation des sexes imposée par
l’islam qui fait naître le travestissement et il ne distingue aucunement le mukhannath au moment de
l’islam naissant des différentes manifestations de travestissement et d’effémination qui se produiront
ultérieurement :
«C’est vrai que la dichotomie sexuelle est elle-même d’essence anxiogène. Comme nous
sommes loin de la magnifique harmonie promise par la belle et vigoureuse conception
coranique de l’accord des sexes source de vie et d’existence! Dans ce contexte, le travesti
n’est que signe d’hermaphroditisme psychologique aggravé par le contexte culturel »
340
.
Mêlant considérations psychanalytiques et textes de nature différente, il cite ensuite un hadith
340. Bouhdiba, op. cit. p. 54.
80évoquant « l’Hermaphrodite de Médine », dénomination qui lui est propre et sous laquelle on
reconnaît un personnage dont nous reparlerons sous peu : Hît ou Hinb. Pourtant, aucune source
classique ne suggère qu’il ait pu être hermaphrodite...
C. Pellat, dans son article l’Encyclopédie de l’Islam consacré à la sodomie (liwâṭ), entretient la
confusion entre travestissement et hermaphroditisme, l’augmente en introduisant une référence à la
sodomie passive, et se réfère même à Bouhdiba : « [l’homosexuel] passif est ma’bûn et sa perversion
ubna. Parmi les synonymes, le plus commun est mukhannath, généralement traduit par “efféminé”
bien que dans l’usage courant il se réfère à l’hermaphrodite vrai ». Voilà qui est bien confus.
En réalité, ce que désigne originellement le terme mukhannath dans le cadre du Ḥijâz, au moment de
la révélation et pendant le premier siècle de l’islam, n’est pas tout à fait clair. On trouve peut-être dans
le Coran mention d’une catégorie d’hommes auxquels ne s’appliquent pas les règles de séparation
entre les sexes. Le verset (24,31) détaille les mâles devant lesquels les croyantes ne sont pas tenues de
dissimuler leurs atours ou de rabattre leurs voiles sur leurs poitrines : après mention des membres de
la famille et des esclaves, vient l’expression « les suivants parmi les hommes qui n’ont pas de désir
[pour les femmes] ». L’exégèse de Ṭabarî hésite : les « suivants » seraient-ils des fous ou des simples
d’esprit qui suivent les hommes comme s’ils étaient de leur famille, ne souhaitent pas leurs femmes
mais simplement cherchent à se remplir la panse ? C’est l’une des explications données. Une autre
hypothèse, plus utile pour nous, ramène à un propos de ‘Â’isha :
« Une homme mukhannath (efféminé?) rendait visite aux épouses du prophète, et on le
considérait comme sans désir (irba) pour les femmes. Un jour, le Prophète entra alors
qu’il était chez ses épouses et qu’il leur décrivait une [autre] femme, disant : quand elle
avance, on lui voit les quatre [plis du ventre], et quand elle se retourne les huit [plis des
hanches]
341
. Le Prophète dit alors : celui-ci ne devrait pas savoir ce qu’il y a à cet endroit,
qu’il ne soit plus admis parmi vous. Elles se dissimulèrent alors à lui »
342
.
De nombreuses traditions offrent des variations sur cette même anecdote et identifient le personnage
comme étant le fameux Hît
343
que Bouhdiba qualifiait d’hermaphrodite. Un autre informateur,
rapporté par l’exégète Ṭabarî, offre une explication proche et intrigante sur cet homme sans désir
autorisé à fréquenter librement les femmes : « Il s’agit du mukhannath dont la verge ne se dresse
pas » — il n’est pas aisé de comprendre s’il s’agit là d’une glose de mukhannath ou d’une condition
supplémentaire. L’intérêt de ce passage est de laisser entendre un usage social, qui était de laisser ces
mukhannath-s fréquenter librement les femmes, jusqu’à celles du Prophète, avant que la capacité
d’observation de l’un d’entre eux provoque ou justifie ultérieurement leur reversement dans le camp
des hommes.
La lexicographie permet de poser l’hypothèse qu’il existerait deux termes distincts, l’un désignant
l’hermaphrodisme, l’autre une façon d’agir en société à l’imitation de l’hermaphrodite, que nous
traduisons par « effémination ». Le plus ancien auteur de dictionnaire, Al-Khalîl b. Ahmad (m. 786)
distingue entre le khunthâ, celui qui n’est « ni mâle ni femelle » et qu’on peut supposer signifier
hermaphrodite
344
, et le mukhannath, terme qu’il estime évident et qu’il n’explique pas, mais qu’on
comprend, selon les règles de dérivation morphologique de l’arabe, signifier « celui qui a le
comportement du khunthâ ». C’est la première association claire entre cette racine kh/n/th et féminité.
Un ḥadîth permet de s’en assurer : « Le Prophète a maudit les efféminés parmi les hommes et les
341. Il s’agit là d’un critère de beauté.
342. Ṭabarî, Tafsîr (24,31), tradition 19688.
343. Voir par exemple le Tafsîr d’al-Qurṭubî.
344. Ce qui est en soi abusif, puisque l’hermaphrodisme n’est pas une absence de sexe mais au contraire la
présence simultanée des deux.
81hommasses parmi les femmes »
345
, formulation qui place en phénomènes contraires et
complémentaires « virilisation » et « féminisation ». De façon générale, on peut considérer que
mukhannath désigne une incapacité à acquérir la masculinité dans ses éléments comportementaux. Le
sens initial et « bédouin » de la racine se rapporte au fait de « plier le bec d’une outre ». Abû ‘Ubayd
Ibn Sallâm
346
, suivi par l’ensemble des lexicographes ultérieurs, établit le lien métaphorique entre la
pliure de l’outre et l’effémination : le mukhannath est ainsi nommé en raison de sa pliabilité, « et c’est
pour cela que la femme est appelée khunth, car elle est languide et ondule [en marchant?] ». La
recherche lexicographique n’oriente donc pas vers une caractéristique physique mais vers un
comportement, rapproché de celui des femmes.
L’étude très détaillée de E.K. Rowson
347
sur les efféminés de Médine aux VIIe et VIIIe siècles pose
des questions nécessaires : cette effémination est-elle un maniérisme dans la façon de parler, d’agir ?
Revêtaient-ils des vêtements de femmes ? Formaient-ils un groupe social ? Avaient-ils des fonctions
particulières ? Le croisement des informations glanées dans le ḥadîth prophétique et les textes
littéraires ouvre quelques pistes : le mukhannath est caractérisé par un statut social inférieur (le mot
est une insulte, et accuser faussement d’effémination est passible de punition) ; il se distingue des
hommes par le port d’ornements féminins, le fait de se teindre les membres au henné ; chez les
Médinois, le mukhannath pratique la musique, chante et danse et s’accompagne d’un type particulier
de tambourin.
Mais il est remarquable que le corpus de la tradition ne lie pas l’effémination à un rôle sexuel, alors
que les commentateurs admettent que le mukhannath des époques ultérieures sera nécessairement
supposé partenaire passif d’une relation homosexuelle. Le ḥadîth rapporté par ‘Â’isha fournit
accessoirement une autre piste sur son rôle social : sa capacité à décrire les femmes fait de lui un
marieur ; des variantes du ḥadîth sur Hît le montrent faisant cette description qui provoque son
expulsion du gynécée afin de trouver une épouse au frère de ‘Â’isha... Hît l’efféminé entrera dans la
littérature savante (adab), particulièrement dans les collections de proverbes sous la forme « plus
efféminé que Hît »
348
, mais aussi dans les Aghânî, où des détails salaces et des vers viennent compléter
le récit
349
.
Mais les deux figures principalement évoquées dans le Livre des Chansons sont celles des deux
chanteurs Ṭuways et Dalâl, parmis les Médinois, tandis que la mention de l’effémination des
chanteurs mekkois Gharîḍ et Ibn Surayj ne s’accompagne pas de l’important corpus d’anecdotes dont
bénéficient les deux premiers personnages. Rowson remarque la soixantaine d’années séparant la
mention de Hît dans les collections de ḥadîth-s de l’époque de Ṭuways et Dalâl, au tournant du VIIIe
siècle, et l’absence de documentation sur le sort des efféminés entre la révélation et l’ ère omeyyade,
où l’éloignement du pouvoir, installé à Damas, offre aux deux grandes cités du Hijâz un moment de
dolce vita et de rayonnement culturel. Ṭuways (632-711), c’est-à-dire « petit paon », aurait été le
345. Ibn Ḥanbal, Musnad (min musnad Banî Hâshim, bidâyat musnad ‘Abd allâh b. al-‘Abbâs, 1902 et 2177).
Les termes arabes sont al-mukhannathîn et al-mutarajjilât min al-nisâ’. E.K. Rowson, dans son article
“Gender Irregularity as Entertainment: Institutionalized transvestism at the Caliphal Court in Medieval
Baghdad”, Gender and Difference in the Middle Ages, S. Farmer, C.B. Pasernak éds., Minneapolis,
University of Minnesota Press, Medieval Cultures vol 32, 2003, pp. 45-72., pose l’hypothèse que
mutarajjilât puisse désigner des femmes s’habillant en homme, une préfiguration des garçonnes
(ghulâmiyyât) de l’ère ‘abbâside, mais c’est là peut-être quelque peu forcer le texte.
346. Ibn Sallâm, Gharîb al-ḥadîth, II, pp. 150-151 = [alwaraq 103].
347. Everett K. Rowson, “The Effeminates of Early Medina”, Journal of the American Oriental Society 111.4
(1991), pp. 671-693.
348. Voir al-Maydânî, Majma‘ al-amthâl ; Hamza al-Isfahânî, Al-Durra al-Fâkhira fî l-Amthâl ; Abû Hilâl al-
‘Askarî, Jamharat al-Amthâl, etc.
349. Aghânî III, akhbâr Ṭuways, p. 30.
82premier des « efféminés » à chanter de la musique savante à Médine, en s’accompagnant d’un
tambourin. Apprécié de l’aristocratie, il a une réputation d’homme d’esprit et de grand raffinement, et
c’est un compagnon lors des promenades autour de la ville à la saison des pluies, quand les oueds sont
remplis.
La notice qui lui est consacrée s’ouvre par une anecdote tragique : un efféminé de Médine, alNughâshî, est dénoncé au gouverneur de la ville, Marwân b. al-Ḥakam (694-695) car il ne récite pas
le Coran
350
. Convoqué, on lui demande de réciter « la Mère des Livres » (le Coran), et l’efféminé de
répondre « Je ne lis déjà pas les filles, comment voulez-vous que je lise leur mère ». Ce bon mot lui
coûte la vie ; de plus, le gouverneur donne alors une récompense de dix dinars à qui lui apporte un
efféminé. Ṭuways se plaint à l’occasion qu’on n’offre pas une récompense supérieure pour sa propre
capture, mais s’enfuit et ne reviendra jamais à Médine. Impiété et sens de la repartie semblent ainsi
faire partie de l’image du mukhannath. Ṭuways a la langue acérée et sait subtilement blesser
quiconque lui manque de respect.
Une autre anecdote significative des Aghânî met en scène ‘Abdallâh b. Ja‘far, arrière petit-fils du
Prophète et bon vivant, et ‘Abd al-Raḥmân b. Ḥasan b. Thâbit, un aristocrate médinois fils d’un des
plus grands poètes ayant chanté les louanges du Prophète. Surpris par la pluie, ‘Abdallah suggère de
prendre refuge chez Ṭuways l’efféminé. Son compagnon ‘Abd al-Raḥmân hésite, car Ṭuways encourt
la colère de Dieu et c’est un mukhannath qui apporte la honte à qui le connaît. Or, ce dernier écoute
secrètement la conversation, alors que les compagnons convainquent ‘Abd al-Raḥmân de ce rendre
chez le chanteur. ‘Abdallâh en fait même un portrait flatteur d’homme de goût, et un personnage aussi
considérable donnant sa caution, l’affaire est réglée. Ṭuways court annoncer à sa femme que des hôtes
prestigieux arrivent, et il lui demande de cuisiner un chevreau de lait et de faire cuire du pain. Après
avoir nourri ses invités, Ṭuways suggère à ‘Abdallâh : « Puisse mon père et ma mère être ta rançon,
désires-tu que je danse pour toi (?)
351
et chante ? » Il interprète alors de délicats vers amoureux, qui
réjouissent la compagnie, mais révèlent après avoir joui de son succès qu’ils ont été composés... par la
propre tante de ‘Abd al-Raḥmân. Ce dernier baisse la tête de confusion et souhaite que la terre s’ouvre
pour l’engloutir.
L’anecdote nous apprend donc que Ṭuways est marié et vit avec sa femme. Voilà qui est au premier
abord difficilement conciliable avec la définition du mukhannath comme « celui dont la verge ne se
lève pas ». Il est même censé avoir un fils, né le jour de l’assassinat de ‘Alî, selon sa légende de porteguigne. Son effémination serait-elle de l’ordre du « jeu de scène », comme lorsqu’il participe avec les
femmes à un cortège nuptial, teint de henné ? Serait-elle une représentation, liée à sa pratique
musicale ? E. K. Rowson met en garde avec raison contre la tentation de voir là des informations sur
la réalité d’un personnage qui pourrait n’être qu’un emblème. Mais ces récits renseignent sur l’image
initiale du mukhannath.
Le portrait du chanteur al-Dalâl est lui très différent : à l’effémination dépourvue de transgression
sexuelle incarnée par Ṭuways
352
répond là un personnage omnisexuel. Surnommé Dalâl (coquetterie)
en raison de sa beauté, de son raffinement, de la propreté de sa mise, de l’élégance de sa conversation
et de ses gestes, de sa drôlerie « propre à faire rire une femme venant de perdre son fils ». Il se mêlait
sans cesse aux femmes et les décrivait aux hommes — on retrouve là la fonction de marieur déjà
350. « lâ yaqra’u min kitâbi-llâh shay’an », Aghânî III, p. 29.
351. « atamashshâ ma‘aka », qui ne peut dans ce contexte être autrement compris.
352. E.K. Rowson 1991, p. 686 cite d’autres anecdotes, dont celles du Thimâr al-Qulûb d’al-Tha‘âlibî (m.
1038) qui appartient à la génération suivant Iṣfahânî, dans lesquelles Ṭuways révèle être affligé du mal dit
ḥulâq, le désir d’être partenaire passif en sodomie. Mais Rowson présume là des fabrications ultérieures,
à une époque où homosexualité passive et effémination sont ressenties comme consubstantielles.
83associée à Hît — et préférait jouer les entremetteurs plutôt que de chanter lorsqu’il était convié
353
. Il
aurait été castré sous ordre du calife Sulaymân, et se serait alors exclamé : « le khunth est désormais
complet »
354
. Il y a une remarquable provocation dans le fait d’associer l’idée de complétude à un
terme qui désigne « l’indécision sexuelle », indécision devenue totale et qui n’était donc pas associé
au simple « mukhannath ».
Il n’est pas indifférent que ce soit au tout début de sa notice des Aghânî qu’on trouve une anecdote
particulièrement leste, dans laquelle Muṣ‘ab al-Zubayrî (m. 851), un célèbre généalogiste, affirme
savoir exactement pourquoi al-Dalâl fut castré : dans le cadre de ses activités d’entremetteur et de
marieur, il aurait profité de sa fréquentation des femmes pour les mettre en garde contre les excès de
leur désir et de leur plaisir lors de la nuit de noce, susceptibles de dégoûter les jeunes époux.
Alors que la femme à marier lui demandait ce qu’elle devait faire pour éviter ceci —le texte utilise
l’imparfait pour donner l’impression d’un comportement récurrent, il lui répondait «C’est toi qui
connais le mieux le mal et le remède de ton vagin et ce qui peut calmer ton excitation ». « Non, c’est
toi », répliquait-elle. Il se proposait alors de lui trouver un Nègre pour la calmer — on voit là que le
mythe du phallus noir est aussi un topos de la culture arabe classique
355
. «Malheur à toi, pas à ce
point », se récriait-elle, et il s’offrait alors en dernier recours, ce qu’elle s’empressait usuellement
d’accepter. Il se rendait ensuite chez l’homme, et répétait auprès de lui le même manège, lui
proposant les services d’une Négresse. Quand l’autre refusait, il s’offrait alors comme réceptacle du
désir du jeune homme, à qui il suggérait de le sodomiser, pour vider son excès d’ardeur et lui
permettre de faire durer le coït avec sa femme afin de la satisfaire.
C’est en apprenant cela que Sulaymân b. ‘Abd al-Malik aurait décidé d’émasculer les efféminés
356
.
L’anecdote est riche en enseignements et son caractère très probablement apocryphe est sans
importance. L’efféminé parvient à ses fins par le biais de la ruse et de la tromperie, afin d’assouvir une
sexualité insatiable — c’est là, on le verra, un des traits qui le rapproche de la nature féminine. Mais
sa ruse est comique, autre trait constitutif de son portrait paradigmatique. Le désir d’être pénétré n’est
d’ailleurs pas saisi comme incompatible avec le désir d’être partenaire actif avec une femme. Le
portrait d’al-Dalâl est ainsi plus proche de l’image ultérieure des efféminés dans les anecdotes d’adab
d’époque ‘abbâside. Notons aussi que la satisfaction de la femme est posée comme une des exigence
de l’union, et que c’est en tablant sur la peur masculine de ne pas satisfaire, sur la hantise de
l’éjaculation prématurée, que l’efféminé parvient à ses fins.
Quant à l’irreligion et la repartie audacieuse, elle sont encore illustrées par cette propension à faire
rire les prieurs par des remarques déplacées
357
, ou une autre anecdote le mettant aux prises avec le
gouverneur de Médine quant il est surpris ivre en compagnie d’un éphèbe. A chaque insulte du
pouvoir, al-Dalâl répond par un bon mot outrageant : au « Donnez-lui des coups de fouet », il réplique
« Je suis fouetté tous les jours par les vits des musulmans » ; au «Mettez-le face à terre », il répond
« L’émir veut sans doute voir comment je me fais conjoindre ». Lorsqu’il est exhibé en compagnie du
garçon avec lequel il a fauté, juché sur un âne pour un tour d’infamie, il déclare que le gouverneur a
voulu là joindre deux amoureux mais qu’il se fâche quand on le traite d’entremetteur. Il est alors
353. Aghânî IV, p. 272-3.
354. op. cit.  p. 271.
355. Voir à ce propos Serge Bilé, La légende du sexe surdimensionné des Noirs, Paris, Editions du Rocher,
2005.
356. op. cit. p. 273-4. Chez Al-Jâḥiẓ, Kitâb al-Ḥayawân, c’est le calife Hishâm (724-743) qui ordonne cette
castration, et un récit concurrent chez Iṣfahânî l’attribue à al-Walîd (705-715). Rowson estime
l’attribution à Sulaymân plus probable, voir op. cit.
357. op. cit.  p. 283.
84libéré
358
. Le bon mot est un dévoiement du discours de la foi et de la loi. A ce titre, al-Dalâl paraît ici
presque anachronique, cette insistance sur la subversion de la parole autorisée étant un des ressorts
principaux de la thématique libertine (mujûn), dont on traitera ultérieurement.
L’ordre de castration, lancé par le pouvoir, et qui concerne tous les efféminés de Médine, est sans
doute un fait historique. Son importance est capitale, cette décision étant la première réponse apportée
par un détenteur de l’autorité dans l’histoire musulmane pour régler une inadaptation entre le sexe et
le genre : il s’agit à la fois d’une punition et d’un rejet quasi-contradictoire avec la doctrine du
Prophète (selon la tradition) assimilant le mukhannath à un homme. En le castrant, le calife de Damas
consacre son ambiguïté sexuelle.
Cette décision du calife Sulaymân b. ‘Abd al-Malik est l’objet de multiples anecdotes qui en
expliquent les circonstances. L’une d’elles l’analyse comme un rappel à l’ordre lancé à des cités
éloignées du pouvoir, et devenues terres de jouissances. Le catalyseur immédiat de la décision serait
une vengeance, suite à l’attrait du chant des efféminés pour les femmes, leur premier tort étant d’avoir
une voix ensorcelante détournant l’attention des croyants. La persécution, déjà commencée sous le
Prophète et les premiers califes, culminerait ainsi avec ce supplice touchant six efféminés. Chacun
d’entre eux est réputé avoir prononcé une phrase illustrant la vivacité d’esprit de sa caste avant
l’opération
359
. Ces efféminés parlent entre eux au féminin
360
, ont des surnoms de courtisanes (Brise de
l’Aube, Sommeil Matinal, Fraîcheur pour le Coeur, Ombre de l’Arbre), et devant le bourreau
s’exclament avec humour «C’est une seconde circoncision », ou « Nous sommes vraiment devenues
des femmes », ou encore « Que faire avec une arme qui ne fonctionne pas ». Ces répliques plaisantes
au coeur du supplice, et qui impliquent l’absence d’activité sexuelle pénétrative chez certains d’entre
eux, montreraient-elles une contradiction avec l’aspect pansexuel d’al-Dalâl ?
On ne saurait conclure devant la nature des sources, d’époques variées, et n’ayant pas un rapport égal
à la réalité historique. Rowson défend l’hypothèse d’une effémination distincte de l’homosexualité
passive à l’époque la plus archaïque. Il est patent que la société préislamique, au moins dans les deux
villes du Ḥijâz, prévoit une catégorie de genre distincte de la masculinité, sans présumer de
comportement sexuel associé. Cette catégorie n’entrant pas dans la normalisation apportée par la
prédication muhammadienne, elle ne se maintiendra pas sous cette forme apparemment codifiée aux
époques ultérieures.
On peut interpréter de diverses manières les anecdotes présentes dans les anthologies littéraires selon
lesquelles la castration des efféminés de Médine serait le résultat d’une tragique méprise : le calife
aurait fait écrire à son gouverneur aḥṣî, « dénombre, recense » et une malencontreuse erreur de lecture
à un âge où les textes ne portent pas de points diacritiques, ou dans une version plus tardive une
anachronique tâche d’encre, aurait transformé cet ordre en akhṣî, « castre ». C. Pellat voit dans ce
détail « une anecdote plaisante forgée pour montrer les inconvénients de la graphie arabe [avant
l’invention des points diacritiques], mais ultérieurement exploitée par les auteurs anti-omeyyades »
361
.
E.K. Rowson y voit aussi une fabrication, visant à dédouaner le Prince d’un châtiment excessif,
anomal, et apparemment consécutif à un caprice, mais montre qu’il s’insère dans une controverse sur
la licéité de la musique.
358. op. cit.  p. 285.
359. Voir Ḥamza al-Iṣfahânî, Al-Durra al-Fâkhira. Rowson 1991, p. 691 montre que la présence de Ṭuways
parmi les suppliciés est un anachronisme.
360. Voir Aghanî IV p. 282-3. Je ne pense pas que l’anecdote implique, comme le pense Rowson, op.cit., que
les mukhannath-s avaient entre eux des rapports sexuels, mais je préfère comprendre ujâdhibuhu comme
sous-entendant « aṭrâf al-ḥadîth », c’est-à-dire converser agréablement.
361. Charles Pellat, “Khâṣî”, EI2.
85Bien que le mukhannath ne disparaisse pas complètement lors de la première phase de l’expansion de
l’islam et à l’ère omeyyade, ce n’est qu’à l’époque ‘abbâside qu’on retrouve mention plus fréquente
de son existence. Il est souvent associé aux milieux des poètes et des musiciens, et donc proches de
l’aristocratie et du pouvoir. E.K. Rowson
362
a analysé la figure du plus célèbre d’entre les efféminés de
cour, ‘Abbâda le bouffon, personnage d’une longévité politique étonnante — il aura égayé les soirées
d’al-Ma’mûn (813-833) jusqu’à celles de Mutawakkil (847-861) et de son fils parricide Muntaṣir. Il
est le héros d’une infinité d’anecdotes qu’on retrouve dans les principaux recueils d’adab à partir du
Xe siècle.
Alors que l’irrégularité de genre du mukhannath archaïque n’est pas systématiquement liée à une
sexualité particulière, le lien effémination-sodomie est définitivement établi au IXe siècle. A la
question « Peut-on imaginer un mukhannath sans homosexualité passive/prostitution [bighâ’]
363
», il
répond «Certes, mais ce ne serait guère plaisant ; ce serait comme un juge sans sa toque »
364
. Rowson
ne relève cependant pas une intéressante confrontation entre mukhannath et ghulâm, deux êtres
construits comme non-hommes et présumés partenaires passifs. Leur compagnie devrait s’exclure, or
le mukhannath, dans de nombreuses anecdotes d’adab, semble rechercher la compagnie des éphèbes,
comme dans cette plaisanterie d’al-Âbî
365
 :
« ‘Abbâda entra un jour au ḥammâm et vit un éphèbe doté d’un instrument énorme, dont
il se saisit aussitôt. Mais que fais-tu? demanda l’autre, Que Dieu te guérisse. Et ‘Abbâda
de répondre: Ne connais-tu pas le vers du poète “Si tu vois se dresser l’étendard de la
gloire / De sa main droite ‘Arâba s’en empare” ? »
366
Si même l’efféminé recherche l’éphèbe, comme partenaire actif, cela fait entrer une ambiguïté dans la
sexualité prêtée au jeune homme. Le mukhannath, qui dit ce qui ne se dit pas et transgresse les règles
de bienséance, est aussi révélateur de vérités gênantes sur le désir.
Une continuité existe cependant entre l’efféminé médinois ou mekkois et l’efféminé de cour
‘abbâside : le sens de la repartie et la langue acérée (al-ajwiba al-muskita), avec un humour sexuel
dévastateur. Autres continuités : le jeu du tambourin et du luth, la pratique des métiers de la musique
et la dévalorisation sociale qui leur sont associés. Comment peut-on devenir un efféminé chanteur et
bouffon tout en étant né dans une grande famille ? se demande Tawḥîdî, en dépit de la
déconsidération que l’on s’attire ainsi
367
. C’est peut-être la consécration de la réclusion des femmes
libres dans l’Irak ‘abbâside qui rend socialement acceptable le mukhannath (encore qu’il ne s’agit là
que de l’élite, et que l’on ne peut guère connaître l’attitude des autres classes à son égard, fût-il issu
de milieux populaires comme‘Abbâda qui est fils de cuisinier), et le place à l’abri des abus du
pouvoir.
Mais dans quelle mesure les efféminés constituent-ils une « corporation » ou au minimum un groupe
362. E.K. Rowson, 2003.
363. Le terme bighâ’ dans le sens de « pratique de la sodomie passive » n’est pas attesté par les lexiques mais
pourtant extrêmement courant dans l’adab du Xe et XIe siècle. Le terme signifie aussi prostitution, et le
glissement sémantique est significatif. Quant à ce mot d’esprit, la toque recouvrant le juge, le sens en est
sans ambiguïté. Dans son édition, Kûrkîs ‘Awwâd orthographie baghghâ’, terme qui désigne le sodomite
passif, mais cette lecture est peu convaincante sur le plan grammatical.  
364. Al-Shâbushtî, Kitâb al-Diyârât, p. 188 = [alwaraq 44]. La notice du Dayr al-Shayâṭîn est intégralement
consacrée à ‘Abbâda et comporte nombre d’anecdotes plaisantes. Voir également E.K. Rowson, 2003, p.
59.
365. Al-Âbî, Nathr al-durr, V (chap. 14, nawâdir al-mukhannathîn), 289-90 = [alwaraq 423].
366. Célèbre vers d’al-Shammâkh b. Ḍirâr, poète du VIIe siècle. Le ‘Arâba [b. Aws] auquel il est fait allusion
est un compagnon du Prophète, voir Aghânî, [alwaraq 1003].
367. Tawḥîdî, Al-Hawâmil wa-l-Shawâmil, p. 193, mas’alat « mâ l-ladhî qâma fî nafs ba‘ḍ al-nâs ḥattâ ṣar
ḍuḥka » = [alwaraq 59], cité par E.K. Rowson, 2003, p. 64, mais qui traduit « a mukhannath, a singer, an
instrumentalist », ce qui n’est pas notre choix d’interprétation du texte.
86social, comme leurs aînés? On imagine mal le fils du vizir al-Faḍl b. al-Rabî‘ (m. 823), qui s’épile la
barbe en secret de son père
368
, rejoindre un groupe d’amuseurs prostitués : le terme peut avoir
recouvert à la fois une mode, un raffinement (ẓarf) poussé à l’extrême, une manière d’être au monde
supposée dénoter l’homosexualité passive, et enfin une communauté de musiciens amuseurs publics.
C’est manifestement le cas dans l’emploi par Tawḥîdî de l’épithète mukhannath pour disqualifier le
puissant vizir buwayhide al-Sâhib b. ‘Abbâd qui l’avait maltraité
369
.
L’efféminé disposant d’une place légitime dans la société tribale
370
a-t-il disparu de la Péninsule avec
la normalisation islamique? L’ethnologue U. Wikan
371
traite d’un phénomène apparemment
comparable, celui des khanîth-s d’Oman, observés lors d’un travail de terrain dans les années 1970.
Le terme khanîth est peu usité en arabe classique, ignoré du Lisân al-‘Arab, et n’est utilisé en
littérature que dans un vers du poète A‘raj al-Ṣâfî cité par son contemporain al-Ṣafadî (m. 1363) dans
le Wâfî bi-l-Wafâyât, et dans lequel un aimé est qualifié de « jeune faon à la coquetterie khanîth »
372
,
mais c’est dans les dialectes actuels de l’est de la Péninsule arabique un terme péjoratif désignant le
partenaire passif d’un rapport homosexuel.
La figure du khanîth dans l’Oman des années 1970, travesti efféminé admis dans la société des
femmes, semble assez proche du mukhannath de l’Arabie du Prophète, sinon que le khanîth moderne
survit grâce à la prostitution, ce qui n’est apparemment aucunement le cas des musiciens de talent
évoqués dans les sources médiévales. Les clients du khanîth, selon Wikan, ne se sentent en rien
menacés dans leur virilité : « L’homme qui a le rôle actif dans un rapport homosexuel ne met
aucunement en danger son identité masculine »
373
. La grande valeur que représente la virilité dans la
société omanaise rend la compagnie du khanîth ambiguë sur le plan social: elle entraîne une plus
grande honte individuelle que de chercher un rapport sexuel interdit avec une femme, qu’elle soit
prostituée ou, pire encore, une femme mariée, mais elle représente une moins grande honte sociale
dans la mesure où une femme n’a pas à briser un interdit social.
Dans quelle mesure une institution contemporaine de l’Arabie du sud peut-elle permettre de cerner un
phénomène qui eut cours il y a un millénaire et demi, dans une autre région de la Péninsule, un
phénomène auquel se heurta la conception des genres promue par l’islam naissant ? Le risque de
projection anachronique est patent, mais si l’on admet que les mœurs des Bédouins actuels permettent
de mieux comprendre le corpus ancien, peut-être la persistance (hypothétique) de phénomènes de type
« berdache » dans des zones isolées renseigne-t-elle partiellement sur des conceptions du genre que
l’islam ne parvint pas à modifier complètement. Le khanîth en tant qu’institution était aussi connu en
dehors d’Oman dans la région des actuels Emirats Arabes Unis, où les « efféminés » occupaient la
fonction de chanteurs et danseurs lors des mariages. On pouvait encore acheter jusqu’aux années 1980
des enregistrements de ces artistes, avant que la modernité ne les rende insupportables, que leurs
traces soient effacées et les cassettes retirées de la vente.
Le lien entre effémination, travestissement et pratique musicale se retrouve quant à lui sous des
formes différentes en Perse, dans la Turquie ottomane et particulièrement dans l’Egypte du XIXe
siècle, avec le phénomènes du khawal. Le voyageur anglais William Ouseley rapporte une danse qui
lui offerte à Tabrîz en 1812 :
368. Al-Âbî, op. cit.
369. Voir Frédéric Lagrange, “L’obscénité du Vizir”, Arabica, 2006.
370. Par opposition à l’efféminé comme personnage de cour et objet de scandale plaisant, qui lui aura sa place
dans la culture musulmane classique.
371. U. Wikan, Behind the Veil in Arabia, Women in Oman, Baltimore, 1982.
372. Al-Ṣafadî, Al-wâfî bi-l-wafayât, XI, p. 38 = [alwaraq 1501].
373. U. Wikan, op. cit. p. 175.
87« Après les rafraîchissements habituels, café et kaleans, une danse fut exécutée, le
danseur étant un birish, ou garçon imberbe de quinze ou seize ans, intégralement habillé
en costume de femme et imitant, avec l’effémination la plus répugnante, les allures et les
attitudes des danseuses, parfois tournoyant sur lui-même au son d’un kemancheh ou
violon persan, ou se mouvant lentement sur le sol avec forces distorsions et dislocations,
au son de la musique . Un autre garçon, pareillement déguisé en femme, se leva alors pour
danser »
374
.
Pour A. Najmabadi, c’est dans le regard orientaliste que ces danseurs sont travestis, et la chercheuse
conteste la construction de l’éphèbe en tant que vir dans la culture persane de l’ère qâjâr, et en
conséquence la nature trans-genre de la représentation.
W.G. Andrews et M. Kalpaklı expriment une idée semblable en termes différents : « Il y a un stade de
la jeunesse où la fille et le garçon à peine barbu peuvent changer de genre en changeant de costume,
comme c’est le cas chez de nombreux jeunes protagonistes mâles et femelles chez Shakespeare ».
cependant, il y a une sorte « d’asymétrie » que signalent les deux auteurs, dans le sens où c’est le
garçon qui serait par essence et à un certain degré un travesti, c’est à dire une fille en costume
d’homme. Entre le quinzième et le dix-huitième siècle, les festivités incluent des danseuses (cengi) et
des éphèbes pareillement costumés (köçek). Ainsi, dans une société patriarcale et phallocentrique,
« l’objet de désir travesti est plus qu’une femme, c’est une femme avec des avantages
supplémentaires. Le garçon-fille en tant qu’objet d’amour était tout simplement plus facile à obtenir
pour les jeunes adultes non mariés et sans foyer »
375
.
Cette interprétation est valable dans la mesure où les artistes se produisant sont effectivement des
éphèbes, et c’est pourquoi nous ne pouvons relier ou voir une continuité entre mukhannath anté-
islamique et omeyyade et danseurs persans ou ottomans sans risquer une projection anachronique.
Mais ce n’est pas là le cas de tous les musiciens et danseurs : le phénomène du khawal dans l’Egypte
du XIXe siècle semble proche à la fois de celui du köçek ottoman et des efféminés de l’Arabie
archaïque. En 1834, Muḥammad ‘Alî décida d’interdire la prostitution en Egypte, ainsi que les
spectacles des danseuses (ghawâzî) et des almées (‘awâlim), chanteuses professionnelles se
produisant soit dans les harems soit en public, et dont certaines étaient des prostituées occasionnelles.
Exilées dans le Sud du pays ou repenties, les chanteuses, danseuses et prostituées laissèrent le champs
libre aux khawal-s, danseurs travestis et eux aussi occasionnellement prostitués (il existait d’ailleurs
une guilde des prostitués masculins, situés dans le quartier de Bâb al-Lûq, et apparemment en
exercice depuis fort longtemps)
376
.
L’âge du khawal n’est pas facile à établir : dans un célèbre et piquant récit, Gérard de Nerval affirme
s’être laissé abuser par trois artistes :
« Il y en avait deux fort belles, à la mine fière, aux yeux arabes avivés par le cohel, aux
joues pleines et délicates légèrement fardées; mais la troisième, il faut bien le dire,
trahissait un sexe moins tendre avec une barbe de huit jours: de sorte qu'à bien examiner
les choses, et quand, la danse étant finie, il me fut possible de distinguer mieux les traits
des deux autres, je ne tardai pas à me convaincre que nous n'avions affaire là qu'à des
almées... mâles ».
La « barbe de huit jours », si visible serait-elle un effet littéraire destiné à frapper le lecteur ou un
indice suggérant que les khawal-s n’étaient pas nécessairement des adolescents ayant vu fleurir leur
première barbe ? En dépit de sa rhétorique dépréciative, Nerval - qui a lu Lane et le pille souvent, voit
374. A. Najmabadi, 2005, p. 35.
375. W.G. Andrews, M. Kalpaklı, 2005, p. 178.
376. Gabriel Baer, Egyptian guilds in modern times, Jerusalem, Israel Oriental Society, 1964, 33-35, cité par
B. Dunne, op. cit.  p. 112.
88juste sur leur présence dans l’espace public :
« Sérieusement, la morale égyptienne est quelque chose de bien particulier. Il y a peu
d'années, les danseuses parcouraient librement la ville, animaient les fêtes publiques et
faisaient les délices des casinos et des cafés. Aujourd'hui elles ne peuvent plus se montrer
que dans les maisons et aux fêtes particulières, et les gens scrupuleux trouvent beaucoup
plus convenables ces danses d'hommes aux traits efféminés, aux longs cheveux, dont les
bras, la taille et le col nu parodient si déplorablement les attraits demi-voilés des
danseuses [...] Quant aux danseurs autorisés par la morale musulmane, ils s'appellent
khowals»
377
.
En effet, Lane remarque déjà que les khawal-s se produisent partout où se produisaient les almées,
lors des fêtes publiques, des mariages, des circoncisions, etc.
378
et qu’ils apparaissent bien moins
attenter à la pudeur que la présence de femmes aux moeurs légères. Ces danseurs n’apparaissent pas
brutalement sur la scène cairote avec le bannissement des almées : dans sa chronique de 1809,
l’historien égyptien Gabartî (m. 1825) écrit :
« A la fin du [mois de Ramadan 1224] arriva de Syrie une troupe d’éclaireurs de la troupe
(dulâtiyya), dans un état lamentable. D’autres arrivèrent aussi, avec leur accompagnement
d’efféminés (mukhannathîn) que l’on nomme khawalât, qui parlent au féminin et
possèdent tambourins et luths à long col (dufûf wa-ṭanâbîr) ».
Le terme khawal, dans son sens arabe classique de « serviteur », est courant sous la plume du
chroniqueur, et la nécessité qu’il ressent d’expliquer cette acception particulière — alors qu’il ne
s’embarrasse pas d’utiliser des termes de son époque inconnus des lexiques — laisse penser qu’il
s’agit pour lui d’un néologisme — cela n’assure en rien, cependant, que le sens « danseur travesti et
prostitué » dérive étymologiquement de khawal dans le sens courant de « serviteur », sens qui quant à
lui disparaîtra rapidement du lexique arabe standard employé en Egypte (par crainte de confusion
avec le « nouveau » sens).
L’évolution du sens de ce terme (en dialecte égyptien contemporain, c’est un terme grossier, ce qu’il
n’est pas pour Gabartî, et qui désigne l’homosexuel passif) est en germe dès son apparition, et on
comprend dès lors plus facilement la parenté entre l’argot des almées (sîm al-‘awâlim) et celui du
monde secret des homosexuels (sîm al-kawânîn). On peut se hasarder à supposer que les khawal-s ne
se contentaient pas de jouer de la musique et de danser pour la troupe, mais qu’ils proposaient aussi
des services sexuels, leur présence auprès des soldats étant moins scandaleuse dans la logique du
monde pré-moderne que celle de femmes. Leurs clients ne sont pas forcément très âgés : B. Dunne
relève que le voyageur français Hamont, dans son ouvrage sur L’Egypte sous Mehmet-Ali (1845),
assure que le vendredi où les étudiants des écoles fondées par le pacha faisaient relâche, ils aimaient
danser, boire, et avoir des rapports sexuels avec les khawal-s
379
; cela concorde avec la thèse de W.G.
Andrews et M. Kalpaklı, qui pensent que les amants des éphèbes ottomans sont essentiellement les
jeunes gens non encore mariés.
Ephèbes simplement ou parfois adultes ? Un autre voyageur, Billiard, qui réside en Egypte entre 1859
et 1865, assure que lors du grand mawlid de Sayyid al-Badawî à Ṭanṭâ, les jeunes danseurs ont une
quinzaine d’années, et qu’il leur arrive de s’éclipser avec un client
380
. Il est possible que si la plupart
des khawal-s étaient des adolescent de quinze ou seize ans, certains aient été plus âgés, plus proches
du musicien efféminé de la Péninsule arabique. Le khawal a sans doute disparu en tant qu’institution
377. Gérard de Nerval, Voyage en Orient, Paris, Gallimard [Folio classique 3060], 1998, pp. 202-204.
378. Lane, op. cit.  p. 376-377.
379. B. Dunne, op. cit.  p. 113 et note 117.
380. op. cit, citant F.L. Billiard, Les moeurs et le gouvernement de l’Egypte, Milan, Dumoulard Frères, 1876,
137-147.
89dans le dernier tiers du XIXe siècle, mais se sera maintenu sous diverses formes : ‘Alî ‘Îsâ
381
signale
que les aides et confidents des almées (ṣabî al-‘âlima ou bayyâḍa) étaient rituellement des efféminés.
Un disque 78 tours enregistré vers 1910 par Aḥmad Fahim al-Fâr, un des pionniers du théâtre
comique
382
, comporte deux qafya-s (querelle plaisante où on échange des jeux de mots rimés)
intitulées « l’enterrement du khawal » et « la dispute entre la prostituée et le khawal »
383
montre que le
khawal est lié à la prostitution (il se dispute « un client de douze ans » avec une prostituée qui vient de
le détourner) et qu’il y a encore « esprit de corps », les efféminés se rendant tous pleurer sur la tombe
d’un des leurs.
Un curieux témoignage outragé, dans un numéro de 1932 de la revue Culture Physique
384
, montre que
certains travestis accompagnaient parfois les almées quand elles animaient un mariage :
« Invitée à un mariage, j’étais assise à côté des almées. Mon regard tomba sur l’une
d’entre elles, aux formes étranges et au visage déplaisant. Elle commença à me parler
sans s’arrêter de choses et d’autres, me demandant quelle robe je portais, et j’allais lui
répondre quand une de mes connaissances vint me chuchoter à l’oreille de prendre mes
distances avec cette femme, car c’était... un homme! Je m’en allai, en colère, et allai dire
à la maîtresse de maison qu’il était tout à fait inapproprié de faire entrer un homme dans
une réunion de femmes. Mais je fus plus choquée encore de voir que tout cela l’amusait,
et elle me répondit qu’il n’y avait pas de quoi se mettre en colère, puisque l’almée
(‘âlima) ou le « savant » (‘âlim) dont je parlais, et dont la biologie n’était pas celle de
notre sexe, était tout de même beaucoup plus près d’être une femme qu’une homme ».
On ne saurait exprimer plus clairement la différence entre le sexe et le genre. mais il est vraisemblable
que la disparition du khawal en tant qu’institution était programmée dès lors que la société égyptienne
entra dans l’âge de la mixité et de ce qu’elle implique comme hétéronormalisation.
En tout état de cause, on attend encore une étude faisant le point sur les rapports entre effémination et
musique dans les cultures musulmanes. Le köcek ottoman, jeune danseur habillé en fille, les khanîth-s
de l’Est de l’Arabie ou les khawal-s de l’Egypte pré-moderne ne sont pas des cas uniques
385
: dans le
domaine turc moderne, le succès phénoménal de Zeki Müren (m. 1931-1996), d’abord chanteur du
répertoire classique ottoman dans les années 1950 avant de se convertir à la musique de variété, est un
exemple frappant de la légitimité dans le cadre artistique de voix masculines affectant des timbres et
des maniérismes féminins dans leur art, et une apparence ambiguë dans leur costume et leur
comportement. En Algérie contemporaine, le chanteur oranais Cheb Abdou [al-shâbb ‘Abduh]
interprète le répertoire des maddâḥât (chanteuse populaires des mariages) et affiche une apparence
clairement efféminée, tolérée par l’auditoire. Il est évidemment difficile de mesurer ce qui ressortit là
à une donnée commune à de nombreuses cultures où les métiers de la musique, de la danse et du chant
laissent un espace de tolérance à des individualités assumant une effémination qui entre pour une
381. ‘Alî ‘Îsâ, Al-Lughât al-sirriyya, Alexandrie, Maṭba‘at al-intiṣâr, s.d. (1988?).
382. Voir Manfred Woidich, Jacob M. Landau, Arabisches Volktheater in Kairo im Jahre 1909, Beyrouth,
Franz Steiner Verlag (nasharât islâmiyya 38), 1993.
383. “genâzet el-khawal” ; “khenâqet el-khawal ma‘ el-mara”, disque Gramophone 2-11099/100.
384. Al-Riyâḍa al-Badaniyya, Le Caire, août 1932, p. 84. Nous n’avons pas eu accès à l’original arabe et cette
citation est retraduite de l’anglais à partir de l’article de Wilson Chacko Jacob, ”Sujects of Empire,
Objects of Modernity: Globalization and Physical Culture in Interwar Egypt”, Egypt Interwar
Conference, Oxford January 2007, unpublished paper.
385. En Egypte même, le chanteur ‘Abd al-Laṭîf al-Bannâ (1884-1969) connaît un succès phénoménal au
cours des années 1920. Seul interprète sans moustaches, il chante au féminin avec une voix très aiguë des
textes où il se présente comme un coquette aguicheuse. Al-Bannâ quitte la scène musicale au cours des
années 30, et le modèle du chanteur efféminé disparaît du monde médiatisé en Egypte, quand bien même
il survit anecdotiquement dans les mariages populaires.
90grande part dans leur succès
386
, et ce qui fait la spécificité de certaines cultures musulmanes anciennes,
à savoir un phénomène d’institutionnalisation de l’effémination, dépassant l’exemple isolé ; le
rapprochement entre un Zeki Müren, un Abdou et les efféminés mekkois ne prendrait vraiment sens
qu’en prouvant que les deux premiers s’insèrent dans une tradition, une institution que serait le
chanteur/danseur efféminé, respectivement dans les domaines ottoman et algérien, et dont ils seraient
deux exemples tardifs, échappés de l’hétéronormalisation du XXe siècle. Ce sont là des pistes pour la
recherche ethnomusicologique.  
Les occurrences de travestissement institutionnalisé de femmes en hommes sont elles beaucoup plus
rare dans les cultures musulmanes, quand bien même les textes d’adab signalent des cas de femmes
montant à cheval et portant épée, sans contenu sexuel associé
387
. Une célèbre exception : les
« garçonnes » (ghulâmiyyât), toujours esclaves et souvent musiciennes, grimées en garçons et qui
deviennent une mode appréciée à partir du règne du calife al-Amîn et tout au cours du IXe siècle, sans
qu’il soit fait plus tard allusion à leur présence. L’historien Mas‘ûdî (m. 956), dans sa chronique
consacrée à Zubayda Umm Ja‘far, l’épouse du calife Hârûn al-Rashîd et mère d’al-Amîn, explique les
circonstances de leur apparition :
« Lorsque le califat échut à son fils [...], il favorisa les eunuques (khadam), leur accorda sa
préférence, les plaça aux plus hauts postes comme Kawthar et d’autres. Lorsque Umm
Ja‘far vit la passion qu’il avait pour les eunuques dont il ne pouvait se passer, elle
sélectionna des esclaves à la taille gracile et au joli visage, leur mit un turban sur la tête,
les coiffa avec une raie sur le front et des boucles de chaque côté (ṭurra), des boucles sur
les tempes et la nuque
388
, les habilla de robes d’homme ajustées à la taille (qabâ’), de
tuniques (qurṭuq) et de ceintures. Elles marchèrent ainsi fièrement en se balançant, leur
croupe devint apparente, et elle les envoya devant al-Amin, afin qu’elles se succèdent
devant lui. Il les trouva à son goût et son coeur palpita pour elles. Il les montra à tous,
gens de l’élite et du commun, et tous se prirent ainsi des servantes aux cheveux courts/
noués (maṭmûmât), pareillement vêtus, qu’ils nommèrent des “garçonnes” »
389
.
E.K. Rowson cite plusieurs poèmes d’Abû Nuwâs
390
permettant de préciser l’apparence de ces
garçonnes appréciées, d’où il ressort que l’ambiguïté sexuelle est renforcée par leur ressemblance,
dans la mise et l’attitude, avec les shâṭir-s, les «mauvais garçons » de Baghdad, révélant obliquement
une érotique du « jeune voyou » qui paraît quelque peu moderne, et n’est absolument pas prise en
compte par la littérature de prose ou de poésie, sinon au détour de cette description.
Les seules autres occurrences de travestissement de fille en garçon dans la littérature arabe se limitent
aux contes et gestes populaires, où adolescentes et adolescents semblent pouvoir alternativement jouer
un rôle héroïque, porter armes, et assumer les rôles des genres masculin et féminin. Mais il ne s’agit
plus en ce cas de travestissement institutionnalisé comme dans le cas des garçonnes ‘abbâsides ou des
chanteurs et danseurs efféminés.
386. Des Mayol ou Charpini et Brancato dans la France d’avant-guerre au pianiste de variété Liberace aux
Etats-Unis, ou plus récemment Boy George en Angleterre, des exemples innombrables pourraient être
cités dans le cadre occidental.
387. Ḥabîb Zayyât, “al-mar’a al-ghulâmiyya fî l-islâm”, Al-Mashriq 50 (1956), 153-92, cité par E.K. Rowson
2003.
388. On comprend que c’est là la coiffure usuelle de l’éphèbe. La coiffure féminine comporte sans doute des
nattes, ainsi qu’on le remarque sur la fresque du palais d’al-Mu‘taṣim (m. 842) à Samarrâ’ dans la célèbre
scène des deux danseuses servant des coupes de vin, tout comme sur les plafonds de la chapelle palatine à
Palerme (1154), très comparables à une oeuvre plus vieille de trois siècles, voir J.P. Roux, “La première
peinture arabe, image des paradis profanes”, http://www.clio.fr.
389. Mas‘ûdî, Murûj al-dhahab, V, pp. 213-214 = [alwaraq 674].
390. E.K. Rowson, 2003, p. 49-52.
91Les eunuques
Les eunuques représentent une troisième faille du genre. Le monde musulman en sera grand
consommateur à partir de l’âge abbasside, tout en devant respecter l’interdit religieux de pratiquer la
castration, altération de l’être tombant sous le coup de l’interdit coranique
391
. Pour C. Pellat, la
discrétion des traditions concernant la castration doit surtout être expliquée par la rareté des eunuques
dans l’Arabie pré-islamique et le fait que les Arabes ne pratiquaient pas l’opération, d’où l’inutilité
d’un discours spécifique. Le ḥadîth ne traite la question que pour détourner du célibat et de
l’automutilation génitale, en expliquant que le jeûne remplace en islam la castration, et y voit surtout
une pratique étrangère, comme il apparaît dans le propos prêté à ‘Uthmân b. Maẓ‘ûn, qui figure dans
le chapitre des eunuques du Ḥayawân d’al-Jâḥiẓ
392
et se retrouve sous une forme plus développée chez
Ghazâlî :
« Ô envoyé de Dieu, mon âme me pousse à répudier [mon épouse] Khawla. Le Prophète
lui répondit : Halte, ma coutume est le mariage ; l’homme dit : mon âme me pousse à me
couper le sexe ('ajubb nafsî). Le Prophète répondit : Halte, la coutume de ma
communauté est de pratiquer le jeûne. Mon âme me pousse à me faire moine, dit
‘Uthmân. Le Prophète répondit : Halte, le monachisme de ma communauté est le combat
et le pèlerinage. Mon âme me pousse à ne plus manger de viande, dit-il encore. Halte,
répondit le Prophète, je l’aime et si j’en avais je la mangerais »
393
.
Le caractère tardif et manifestement apocryphe du propos, du moins sous cette forme, fait qu’il
exprime plus la conception qu’aura l’islam classique de la castration que celle de l’islam naissant,
mais elle n’en est pas très éloignée : la castration ne peut être le lot des musulmans, qui ne la
pratiqueront ni sur eux-mêmes ni théoriquement sur les autres
394
, et elle est culturellement associée à
la volonté de chasteté des chrétiens byzantins, formant un continuum avec le célibat, le monachisme,
et le manger maigre, à la fois chrétien et indien, donc externe.
La décision du calife omeyyade andalous al-Ḥakam I (896-822) de castrer des fils de ses sujets libres
afin d’en faire des serviteurs à sa cour est vue comme un scandale et une expression d’arrogance
inouïe par l’historiographie musulmane — qui expliquent son acte par la fascination qu’il éprouverait
pour la beauté des eunuques
395
.
L’emploi d’eunuques comme gardiens des lieux saints de l’Islam, à partir de sultan Nûr al-Dîn b.
Zankî (m. 1174) et jusqu’à une période très récente
396
, peut d’ailleurs être vu comme imitation d’une
coutume byzantine, associant eunuques et sacralité. L’emploi des eunuques, opérés aux portes de
l’empire, ou discrètement en son sein par des juifs ou chrétiens (comme dans la région d’Asyûṭ où,
encore au XIXe siècle, des moines coptes opéraient des esclaves noirs pour le compte de l’aristocratie
cairote et l’exportation vers le sérail ottoman)
397
, ne pose pas de problème juridique. Les eunuques
seront presque toujours des étrangers ou des nouveaux arrivants dans le monde musulman
398
,
391. Coran (4,118-119), où Satan invite à changer la création de Dieu.
392. Jâḥiẓ, Kitâb al-Ḥayawân, I, pp.128-29 = [alwaraq 40].
393. Iḥyâ’, III, pp. 40-41 = [alwaraq 743].
394. Les fatwa-s du grand juriste ottoman Abû al-Su‘ûd vont en ce sens, voir Cengîz Orhonlu, “khâṣî”, EI2.
395. Cristina De La Puente, “Sin linaje, sin alcurnia, sin hogar: eunucos en Al-Andalus en época omaya”,
Estudios onomástico-biográficos de al Andalus (Identidades marginales) XIII, editados por Cristina de la
Puente, Madrid, CSIC, 2003, p. 147-193., voir p. 164; 184.
396. Voir Slimane Zeghidour, La vie quotidienne à La Mecque de Mahomet à nos jours, Paris, Hachette, 1989.
ainsi que l’étude spécifiquement consacrée aux eunuques de la Mecque, Shaun Marmon, Eunuchs and
Sacred Boundaries in Islamic Societies, Oxford, Oxford University Press, 1995.
397. Charles Pellat, “Khâṣî”, EI2, citant J.L. Burckhardt, Travels in Nubia, Londres, 1822.
398. Les occurrences de castration sur ordre du prince étant toujours des illustrations de l’iniquité ou du
dépassement.
92généralement élevés dans la foi musulmane, susceptibles de s’élever aux plus hautes fonctions, et
même de se marier. Néanmoins, la publicité de leurs noces est mal vue : le mariage d’un eunuque du
sultan d’Egypte au XIVe siècle avec une esclave, en présence du prince qui recouvre la jeune épouse
de pièces d’or est vu par l’historiographie comme une inconvenance
399
.
Jâḥiẓ fait la démonstration de la licéité d’employer des eunuques dans le Kitâb al-Ḥayawân, une
démonstration dont le seul mobile, analyse A. Cheikh-Moussa
400
, est de « blanchir » le Prophète de
l’islam, en montrant que si, certes, jamais ce dernier n’a admis la pratique de cette opération par les
musulmans, il faudrait cependant être un hérétique obstiné pour critiquer la possession et le commerce
des eunuques, le Prophète ayant lui-même accepté un présent du Muqawqis, le roi des Coptes, qui lui
en avait envoyé un.
Le terme arabe khaṣî, comme le souligne C. Pellat, désigne à la fois des hommes ayant subi l’ablation
des testicules ou une ablation de tous ses organes sexuels (il est alors dit plus précisément majbûb), ce
qui était plus couramment le cas des eunuques noirs. Les sources juridiques examinent d’ailleurs le
problème du mariage de l’eunuque : si l’union du majbûb est proscrite car elle ne saurait être
consommée, celle du khaṣî est licite : la capacité à avoir une érection divise les eunuques en deux
classes, inégales face au mariage au regard de la loi
401
. Les sources historiques ne permettent pas
toujours de déterminer si un personnage est eunuque ou non, les termes khâdim, fatâ, waṣîf étant
souvent utilisés par euphémisme. Le terme ṭawâsh(î) désigne lui l’esclave totalement castré.
Leur présence comme serviteurs du pouvoir, autorisés à pénétrer l’espace privé du Prince (ils entrent
dans la catégorie des «suivants parmi les hommes qui n’ont pas de désir [pour les femmes] », même
s’il n’est pas sûr que le verset concerne initialement les eunuques)
402
, finira par en faire une caste
puissante de hauts fonctionnaires chargés de missions délicates, ayant accès aux finances, parfois
même détenteurs de la réalité du pouvoir en divers lieux et époques, dans le califat Omeyyade
d’Andalousie
403
, dans l’Egypte fâṭimide, la Perse ṣafévide (XVI et XVIIe siècle) ou l’Empire ottoman
entre le XVe et le XVIIe siècle. Bien que les fonctions de l’eunuque palatin à travers l’histoire ne se
résument aucunement à la garde des femmes (ils sont souvent percepteurs des impôts en Andalousie
musulmane
404
), l’historiographie de l’Empire ottoman lie la présence au devant de la scène politique
des eunuques à la « politique des harems » qui prévaut à partir de la fin du XVIe siècle.
Le chef des eunuques noirs du harem impérial (Kızlar Ağası) devient au milieu du XVIIe siècle le
rival du vizir pour le contrôle de l’Empire, et une fois destitué se constitue des prébendes
considérables en Egypte
405
. L’importance des eunuques dans l’histoire politique musulmane est liée
aux besoins de l’aristocratie, qui veut s’assurer une garde de confiance pour ses harems, ce qui donne
399. L’événement est cité par Maqrîzî, Sulûk et Ibn Taghrî Birdî, Nujûm, cités par David Ayalon, Eunuchs,
Caliphs and Sultans, A study of power relationships, Jerusalem, Magnes Press, 1999., p. 324.
400. Abdallah Cheikh-Moussa, “Ǧâḥiẓ et les eunuques ou la confusion du même et de l’autre, Arabica 29
(1982), pp. 184-214, voir p. 185-6.
401. Voir le traité du Mâlikite de Kairouan Saḥnûn (m. 855), Al-Mudawwana, cité par C. De La Puente, 2003,
p. 151.
402. Cette hypothèse est envisagée par C. Pellat, “Khâṣî”, EI2, mais les exégèses ne mentionnent que
l’efféminé. Par contre, une anecdote figurant dans plusieurs ouvrages d’adab et mettant en scène
Mu‘âwiya va dans ce sens : le calife se serait vu reprocher par sa pudibonde épouse Fâkhita d’avoir
introduit un vieil eunuque dans ses appartements, dans le « harem», en arguant qu’il était « bi-manzilat almar’a » (s’applique à lui le statut des femmes), ce que ne reconnaît pas Fâkhita. Voir Jâḥiẓ, Ḥayawân et
autre sources mentionnées dans la controverse sur l’interprétation de ce passage entre D. Ayalon et A.
Cheikh-Moussa, Arabica 32 (1985), pp. 289-308 puis 309-322, particulièrement pp. 298-303 et 314-316.
403. Voir Cristina De La Puente, op. cit.
404. op. cit., p. 157.
405. Voir Jane Hathaway, “The role of the Kızlar Ağası in 17th-18th century Ottoman Egypt”, Studia Islamica
LXXV (1992), pp. 141-158.
93à ces serviteurs accès à un centre névralgique du pouvoir. Mais outre la connexion avec le Palais et les
épouses, l’importation d’eunuques obéit également à des besoins plus strictement militaires. Il semble
cependant que c’est la première fonction qui se maintient aux époques plus tardives, et il n’est plus
question à l’époque ottomane de corps d’armée d’un millier d’eunuques, comme à la cour fâṭimide.
Il n’est pas ici question d’examiner le statut des eunuques dans les cultures musulmanes, sujet
maintenant bien connu
406
, mais de l’envisager sous deux angles : l’eunuque comme sujet et objet du
plaisir, et l’eunuque comme être culturellement construit comme appartenant à un genre distinct de la
masculinité. On partira pour cela de quelques citations d’un ouvrage d’adab tardif, le Maṭâli‘ albudûr wa-manâzil al-surûr du Damascène al-Ghazûlî (m. 1412)
407
 :
« On demanda [au poète] Abû al-‘Aynâ’ : pourquoi t’es tu acheté deux esclaves noirs et
castrés? Il répondit : afin d’éviter qu’on insinue quoi que ce soit sur mon compte à propos
d’eux, ou sur le leur à propos de moi.
On offrit à un roi un jeune eunuque et il répondit : voilà qui convient aussi bien au lit
(firâsh) qu’au combat (hirâsh).
Un autre roi se procurait des eunuques, et les choisissait blancs et beaux. On s’en étonna
et il expliqua: c’est que le jour, ce sont de preux chevaliers (fawâris) et la nuit des jeunes
mariées (‘arâ’is)
408
. Le poète dit à leur propos:
Ce sont des femmes pour celui qui se repose en son camp
Et des hommes quand il faut voyager
[Le calife] au coeur dur, Muḥammad al-Qâhir
409
, composa ces vers :
Exempts des poils haïssables, et de devoir
Porter son vit, et de dégager des substances puantes
Ce sont des femmes quand je m’isole avec eux
Et des hommes vaillants me protégeant dans les batailles »
Plusieurs informations et représentations peuvent être glanées à partir de ces vers et propos : l’emploi
d’eunuques permet, pour le poète Abû l-‘Aynâ’, d’éloigner l’accusation infamante de sodomie passive
(ubna), qui pourrait résulter du services d’éphèbes entiers, en dépit du sens habituel de leur
consommation ; mais pour repousser l’autre accusation, celle de sodomie active (liwâṭ), l’eunuque
noir est préférable, car supposé moins désirable. L’anecdote prêtée à « un roi », qu’on imagine être le
calife al-Amîn, montre que c’est l’eunuque blanc qui est souhaité comme compagnon de couche, et
non l’Africain, dévalorisé. L’eunuque, moins couramment que l’éphèbe, est objet de poésie
amoureuse.
Enfin, si ces récits associent possession des eunuques et exercice du pouvoir, l’achat par un simple
poète de deux eunuques montre qu’au IXe siècle, si on donne du crédit à l’anecdote, la possession de
serviteurs castrés pouvait être le fait des individus
410
.
A partir de son étude du long exposé d’al-Jâḥiẓ sur les eunuques dans al-Ḥayawân, A. CheikhMoussa
411
montre comment le polygraphe établit une hiérarchie de l’ignominie à partir des différentes
transformations supposées affecter le corps et l’esprit des eunuques selon leurs origines ethniques.
C’est d’abord la pilosité qui distingue les eunuques des hommes, et ils ne peuvent porter la première
406. Outre les sources précitées, voir l’ouvrage posthume de D. Ayalon, 1999.
407. Al-Ghazûlî, Maṭâli‘ al-budûr, I (al-bâb al-sâdis), pp. 29-30 = [alwaraq 11]
408. Chez al-Tha‘âlibî, Thimâr al-qulûb, pp. 156-158 = [alwaraq 48], dans le paragraphe consacré à la
tendance au liwâṭ (sodomie active) du cadi Yaḥyâ b. Aktham, la même formule est prêtée à Yaḥyâ
qualifiant ainsi les wildân, éphèbes, devant al-Ma’mûn. On voit que les non-hommes, sous diverses
formes, sont susceptibles d’être objets d’un désir socialement toléré.  
409. Il régna de 932 à 934, avant d’être destitué par sa garde et rendu aveugle.
410. Cristina De La Puente, op.cit., montre que si l’eunuque en Andalousie est presque toujours un esclave
palatin, il peut exceptionnellement être au service de particuliers, p. 154.
411. Abdallah Cheikh-Moussa, 1982, op. cit.  voir pp. 194-199.
94marque de virilité, la barbe ; d’autre part, comme les femmes, ils ne connaissent pas la calvitie, elle
aussi apanage du sayyid
412
. Ils ne peuvent avoir la vigueur musculaire des hommes adultes, et leur
caractère est celui des femmes et des enfants. Ils se complaisent à l’excès, dans la nourriture, la
boisson, le jeu. Leur race, explique al-Jâḥiẓ, détermine l’ampleur de leur écart avec la normalité
humaine : les Byzantins deviennent hommes d’excès, dans leur haine de leurs anciens frères de race
auxquels ils reprochent leur mutilation — ils sont en cela les meilleurs guerriers pour les Musulmans,
et dans leur désir des femmes, contrarié par la castration. Les Slaves, par natures imbéciles, voient par
l’émasculation leur raison affinée et « accèdent au monde de la connaissance et de la
communication »
413
.
Mais ce sont les Noirs, qui ont généralement perdu testicules et membre viril (jibâb) qui deviennent
un tableau de la corruption, d’une déchéance physique et morale trop visible (hernie, décoloration des
lèvres, gonflement du ventre) qui les renvoie aux limites de la race humaine. Un discours comparable
se retrouve chez le poète Mutanabbî (m. 965), hôte contraint du plus puissant eunuque de l’histoire
musulmane, Kâfûr (m. 968) le régent d’Egypte, eunuque noir qui le contraignit à demeurer à sa cour
et à lui composer des panégyriques, puis fut satirisé dans les termes les plus violents lors de la fuite du
poète en 962. La mémoire collective arabe aura oublié l’efficace défense par Kâfûr du territoire
égyptien contre les attaques des Fâṭimides du Maghreb, sa culture (il était le précepteur des fils de son
maître l’Ikhshîd Muḥammad b. Ṭughj), mais se souvient de la condamnation sans appel d’un être ni
homme ni femme.
Il faut ici souligner que cette expulsion de l’eunuque du monde masculin, par le discours littéraire et
par la pratique sociale de la garde des harems, se heurte clairement à la lettre de la sharî‘a, rappelée
par Mas‘ûdî : «Ce sont bel et bien des hommes, et l’absence d’un membre ne justifie pas qu’ils soient
classés autrement, pas plus que celle de leur barbe »
414
. On saisit là une ligne de fracture entre le
discours du droit, qui assimile l’eunuque à l’homme et discute de la licéité de son union avec une
femme, et une pratique sociale qui nie sa virilité, et les conçoit comme « intermédiaires possibles et
nécessaires entre les mondes masculins et féminins dans les classes sociales les plus élevées », les
femmes étant dépositaires de l’honneur familial et à ce titre théoriquement interdites à la fréquentation
des hommes étrangers.
La sexualité de l’eunuque est objet de nombreuses remarques d’al-Jâḥiẓ, une sexualité qu’A. CheikhMoussa résume par la formule de « lubricité polymorphe »
415
: il est un amant idéal, qui a « l’érection
facile, l’éjaculation lente, et n’expose pas au risque de la procréation »
416
. La femme peut connaître
avec lui une volupté sans danger, tandis que sa lubricité est intrinsèquement amorale puisqu’elle ne
vise pas à la perpétuation de la race. La justification et la glorification islamique du plaisir sexuel étant
tout entière liée aux nécessité de la procréation, le plaisir de l’eunuque, est, dans tous les cas, un
plaisir illicite, tout comme celui qu’on en retire. On doit rapprocher cette formule qui résume sa
sexualité d’une formule inverse, décrivant un bien mauvais amant pourtant parangon des vertus
arabes : le poète anté-islamique Imru’ al-Qays, celui-là même qui dans sa mu‘allaqa se vantait d’avoir
culbuté une femme tenant encore dans les mains son enfant, et avait tenté de dérober des baisers à sa
cousine ‘Unayza. Or, dans la notice qui lui est consacré par Ibn Qutayba
417
dans son anthologie
412. op. cit.  p. 201.
413. op. cit.  p. 197.
414. Mas‘ûdî, Murûj al-dhahab, VIII, 148-9 = [alwaraq 644].
415. op. cit.  p. 206.
416. Jâḥiẓ, Ḥayawân, dhikr maḥâsin al-khaṣî wa-masâwîh, I, p. 167 = [alwaraq 51].
417. « thaqîl al-ṣadr, khafîf al-‘ajuz, sarî‘ al-irâqa, baṭî’ al-ifâqa », Ibn Qutayba, Kitâb al-shi‘r wa-l-shu‘arâ’,
Beyrouth, Dâr al-Thaqâfa, I, p. 63. Les deux premières clausules forment également un jeu de mot avec
les termes techniques de poésie ṣadr (premier hémistiche) et ‘ajuz (second hémistiche), et dénoncent un
95poétique, on en trouve le portrait suivant :
« Imru’ al-Qays était beau et fringant, mais en dépit de sa beauté il était haï des femmes
qui l’avaient essayé. Il demanda à l’une d’entre elles avec laquelle il avait contracté
mariage: que détestent donc les femmes en moi? Elle lui répondit: elle haïssent que tu
sois si lourd à la charge et si léger en tes coups de reins, si rapide à l’éjaculation et lent à
l’érection ».
Cette description si célèbre qu’elle est reprise par les grandes collections d’adab ne peut être ignorée
par al-Jâḥiẓ, qui choisit précisément d’en inverser tous les termes, et de construire l’eunuque comme
concurrent de l’homme entier, non pas dans la capacité à la génération mais sur le plan du plaisir
offert à la femme expérimentée, frappant ainsi au coeur de la grande angoisse masculine : le
séducteur-type, le poète fils de roi, est incompétent face à l’homme diminué. Plus encore : le poète
anté-islamique est le modèle des « étalons » (fuḥûl) de la poésie, une formule qui assimile capacités
créatives et procréatrices, et fait du dire poétique une activité proprement jaculatoire ; or voici que
l’être sans sexe menace leur suprématie.
Le conte-cadre des Mille-et-une nuits évoque pareillement une orgie entre épouses, servantes et
eunuques noirs en l’absence de l’époux, qui se conclut non pas par l’application des peines prévues
par la loi musulmane, mais par un assassinat collectif. Ce conte-cadre, sans doute un des fragments les
plus anciens de la collection, exprime à la fois l’angoisse devant un dérèglement vu comme
consubstantiel au désir féminin, le désespoir devant l’impossibilité de le contrôler entièrement, et
l’idée que la seule solution à cet échec consiste dans la sublimation du désir dans le discours du désir.
On observe alors que le contre-modèle à la tempérance masculine est illustré par la femme, la
servante, et l’eunuque. On n’est point surpris que les sultans Ottomans aient préféré des eunuques
noirs, entièrement coupés, et laids de surcroît
418
, pour garder leurs femmes. Pour D. Ayalon, « il y
avait très peu de chance pour un eunuque de servir dans un harem à moins d’avoir été entièrement
castré »
419
, mais l’auteur affirme ensuite, avec quelques légèreté, que les relations sexuelles entre
femmes du harem et eunuques étaient fort fréquentes
420
, et que ces derniers occupaient une « position
moyenne » entre femmes et jeunes hommes comme objets de désir. On rencontre effectivement une
anecdote des Aghânî qui peut être interprétée en ce sens :
« Ibn al-Mu‘tazz rapporte que certaines de ses esclaves lui firent le récit suivant : ‘Arîb
[l’esclave- chanteuse du calife al-Mutawakkil 847-861] s’était amourachée de Sâliḥ alMundhirî le khâdim
421
, et l’avait épousé secrètement. Al-Mutawakkil l’éloigna pour une
« déséquilibre » dans la composition du vers, qui serait un reflet de son déséquilibre sexuel. Le poète est
donc doublement diminué par la femme menaçante. L’anecdote est reprise dans les mêmes termes par alTha‘âlîbî, Thimâr al-qulûb (kalb), p. 396-97 = [alwaraq 120] ; Al-Râghib al-Iṣfahânî, Muḥâḍarât aludabâ’, II, p. 220 = [alwaraq 419] ; Ibn Sa‘îd al-Andalusî (m. 1286), Nashwat al-ṭarab fî târîkh jâhiliyyat
al-‘arab, I, pp. 257-58 = [alwaraq 47].
418. On ne comprend pas pourquoi C. Pellat écrit , op. cit, que Mu‘âwiya avait décidé de n’employer que de
vieux eunuques dans son harem: le passage de Mas‘ûdî, Murûj al-dhahab, VIII, 148-9 dit qu’après
l’incident avec Fâkhita, voir infra, le calife n’envoya plus d’eunuque au harem, fût-il vieux et usé. On
remarquera l’adoption des eunuques dans l’entourage impérial dès le règne de Mu‘âwiya, alors que la
culture bédouine est encore si prégnante. Pellat ne justifie pas par une référence son affirmation
concernant les eunuques de la cour ottomane, ni ne précise l’époque. Les eunuques noirs ne semblent pas
employés avant le XVIe siècle, alors que des eunuques blancs se hissent à plusieurs reprises au rang de
vizir, jusqu’au début du XVIIe siècle, voir C. Orhonlu, op. cit. La suprématie en nombre des eunuques
noirs se maintient jusqu’à la fin de l’Empire.
419. D. Ayalon,  1999, p. 316.
420. L’auteur se repose trop facilement pour ces généralisations hâtives sur l’ouvrage ancien de R. Millant,
Les eunuques à travers les âges, Paris, 1908.
421. Le terme est-il synonyme d’eunuque? La question fait débat (voir la controverse D. Ayalon / A. CheikhMoussa in Arabica 32 (1985) et il est difficile de trancher ici : il pourrait s’agir d’un gardien du gynécée,
auquel cas il est eunuque ; mais les esclaves chanteuses sont fréquemment montrées à des étrangers et ne
96quelconque mission en un endroit retiré, et elle composa alors un poème à son propos sur
une mélodie de son invention [...], qu’elle chanta un jour devant al-Mutawakkil. Il lui
demanda de répéter ses vers, tandis que ses esclaves se faisaient des clins d’œil et riaient
sous cape. Elle s’en aperçut, à l’insu du calife, et leur lança : “Bande de tribades (yâ
saḥḥâqât), ce que j’ai fait est préférable à vos pratiques! »
422
.
En admettant l’historicité du récit, rapporté par un prince de la famille ‘abbâside et petit-fils du calife
concerné, on aurait là un rare témoignage des frasques des femmes du harem
423
.
Il est flagrant que le discours dépréciatif d’al-Jâḥiẓ sera largement resté sans effet sur la réalité de leur
positions et de leur statut en tant qu’objets de désir et de passion. On ne saurait souscrire aux
raccourcis de D. Ayalon, mais quelques occurrences d’histoires d’amour entre princes, princesses et
eunuques laissent entendre qu’ils ne furent pas simples serviteurs destinés à une satisfaction sexuelle.
Ainsi la passion du sultan Jalâl al-Dîn Khwârizmshâh (1220-1231) pour son eunuque Qilij, au point
qu’il refusa de se résigner à sa mort et ne se résolut à l’enterrer que bien tardivement, forçant sa cour
en cette occasion à marcher pieds-nus plusieurs lieues en-dehors de Tabrîz
424
.
sont pas en pratique soumises aux mêmes restrictions que les femmes libres : Ṣâliḥ pourrait donc être un
simple serviteur. La mention de la «mission » qui lui est confiée est le plus fort argument faisant pencher
la balance du côté de l’eunuque.
422. Aghânî, XXI (dhikr nutaf min akhbar ‘Arîb), p. 80 = [alwaraq 2354].
423. Voir infra, section sur le harem.
424. Ibn al-Athîr, Al-Kâmil fî l-târîkh, XII (année 628), pp. 496-97 = [alwaraq 2352].
972- La gestion des désirs : lois, transgressions et pratiques sociales
La définition du cadre licite du plaisir implique une marge extérieure, susceptible d’être sanctionnée.
C’est la sharî‘a, loi musulmane, qui fixera les peines canoniques, établies par les juristes au fil des
générations. Mais afin d’éviter confusion et essentialisme, la question de l’application ne peut être
détachée de celle de l’élaboration du discours juridique, ce qui mène à celle de la prise en compte par
un pouvoir temporel de ces diverses constructions intellectuelles qu’on désigne « loi islamique ». Le
monde contemporain offre des exemples permanents de cette simplification dans le discours courant
(et particulièrement par celui de la presse) à la fois du contenu du fiqh, et des rapports entre loi
intemporelle et pouvoir politique. Ainsi, dans un reportage sur les moeurs dans l’Iran de 2007 : « Le
vendredi, lorsque le Téhéran chic se promène dans les nombreuses galeries de peintures, garçons et
filles se claquent la bise alors que la loi islamique interdit aux deux sexes de se tendre la main et
même de se regarder dans les yeux »
425
. Que signifie « loi islamique » dans un tel énoncé ? S’agit-il des
lois de la république Islamique d’Iran, ou du corpus juridique millénaire établi par les différentes
écoles ? Et dans ce dernier cas, à quelle disposition précise se réfère-t-on ?
426
En tout état de cause, il ne ferait pas immédiatement sens, pour examiner par exemple les moeurs
sexuelles de Florence au XVe siècle, de revenir aux prohibitions thoraïques. Il est donc légitime de se
demander pourquoi dans une étude des représentations de la sexualité chez les élites ottomanes de la
même époque, la référence au Coran, à des corpus de traditions attribuées au Prophète et à ses
compagnons constitués entre le VIIIe et le IXe siècle, et à des écoles de pensée juridique se formant
aux mêmes siècles, serait un passage obligé. La réponse tient d’abord à une particularité de l’histoire
musulmane : quand bien même la formule tardive al-islâm dîn wa-dawla (L’islam est à la fois religion
et principe d’organisation du politique) est remise en cause au début du XXe siècle par une génération
de penseurs désireux de fonder une laïcité islamique, il demeure que cette formule — dont on peut
contester la valeur normative — est fondée en tant que description d’un fonctionnement politique.
Ainsi que l’exprime P. Crone
427
 :
« En raison de l’environnement dans lequel il naît, l’islam fut incarné dans une
organisation politique quasiment depuis son origine : l’umma était à la fois une
congrégation et un Etat. Les Chrétiens eurent à l’origine une double appartenance : en
tant que croyants, ils appartenaient à l’Eglise et étaient administrés par le clergé. En tant
que citoyens, ils appartenaient à l’Empire Romain et étaient régis par César. L’islam naît
425. Jean-Pierre Perrin, “Téhéran, la révolution flirt”, Libération, 23/01/2007.
426. Il en va de même lorsque le magazine Têtu (Mai 2007, pp. 128-129) publie une carte du monde des pays
« réprimant l’homosexualité » et que six Etats du monde musulman (Mauritanie, Soudan, Arabie Saoudite,
Yémen, Emirats Arabes Unis, Iran) y figurent comme « condamnant à mort » les homosexuels. La source
indiquée (D. Ottoson, State homophobia: A world survey of laws prohibiting same-sex activity between
consenting adults, www.ilga.org) est plus précise que la formulation française, en parlant « d’activités ».
Mais en tout état de cause, on ne sait aucunement ce qui est passible d’une condamnation à mort sans
référence précise au texte en langue arabe ou persane : s’agit d’une simple reconduction des dispositions
classiques du droit shî‘ite imâmite, ḥanbalite ou mâlikite sur la sodomie ? On imagine mal comment les
quatre témoins visuels peuvent être produits, ou les offres successives de rétractation de l’aveu
repoussées. Veut-on dire que l’Etat islamique moderne arrache des aveux à des hommes arrêtés pour
l’exemple et ne laisse pas la possibilité de rétractation ? C’est fort possible, mais il faudrait alors citer des
cas. Il n’agit aucunement de « défendre » ici des Etats liberticides et indéfendables, mais de montrer que
l’épistémologie sexuelle occidentale moderne plaque des concepts identitaires là où des Etats
conservateurs ne parlent que d’actes. On ne sait s’ils les poursuivent activement, rompant alors avec le
principe majeur consistant à « couvrir les fautes » des croyants, qui dominait à l’âge classique, ou si, en
Etats modernes, ils tentent de contrôler la sexualité des sujets en utilisant les armes de la technique
contemporaine.
427. Patricia Crone, God’s rule, Government and Islam, New York, Columbia University Press, 2004, p.13.
98sans cette bifurcation. En tant que croyants et en tant que citoyens, ils étaient membres de
l’umma et régis par le Prophète, puis par ses successeurs ».
A ce titre, la religion est en théorie chargée de réguler le politique et le droit positif ne peut échapper à
l’emprise de la loi déduite des textes fondateurs.
Autre raison pour laquelle ce détour s’impose : les « écoles » juridiques nées au troisième siècle de
l’hégire se maintiennent tout au long de la période pré-moderne, même si la référence aux fondateurs
est parfois purement nominale, et que chacune est animée par ses dynamiques et ses conflits internes.
Mais les juges en charge de faire respecter l’ordre de Dieu, nommés par le pouvoir politique,
s’affilient nécessairement à l’une de ces écoles. Les positions de ces courants scolastiques sur les
pratiques sexuelles sont connues, même si les exposés les plus couramment à la disposition du nonspécialiste tendent à effacer la diachronie pour présenter un tableau synthétique gommant les aspérités
de la constitution de la loi et de son évolution : Dieu change d’avis, selon les hommes chargés
d’interpréter son intention.
Troisième raison de considérer la loi religieuse : sa centralité dans l’identité musulmane. Les
dissensions entre courants théologiques musulmans portent essentiellement sur le rapport entretenu
entre la foi et les actes ; leur mise en conformité implique un intérêt aigu pour ce qu’autorise et
interdit une loi s’appliquant à régler jusqu’à l’obsession les moindres faits et gestes du croyant,
obsession du juriste répondant à une angoisse du dévot. Dans la prescription comme dans l’interdit, le
corps est « demeure de la loi », ainsi que l’exprime M.H. Benkheira
428
, qui montre à quel point la Loi
est génératrice de ritualité, base du lien social.
Mais il est fondamental de souligner que la connaissance de la pensée juridique musulmane classique,
à partir des ouvrages de furû‘ (loi positive, par opposition aux ouvrages sur les sources de la loi, usûl),
n’informe pas pour autant sur la réalité de la pratique juridique, ni sur le traitement extra-judiciaire
des transgressions sexuelles. Tout travail d’anthropologie du droit islamique, quelle que soit sa
pertinence, est d’abord — ce qui ne diminue en rien sa légitimité — anthropologie d’une construction
idéale, produite par la classe des fuqahâ’, et destinée à le demeurer. Certaines de ces conceptions sont
appelées à informer durablement et profondément les attitudes et les conceptions, d’autres demeurent
lettre morte ou en conflit avec le réel. D’abord parce que dans le domaine du droit pénal, l’autorité
temporelle a tout au long de l’histoire musulmane « empiété » sur le domaine de la sharî‘a, sans la
contredire, généralement pour fixer des peines discrétionnaires inférieures à celles prévues par la
sharî‘a.
Cet usage se verra consacrée dans l’Empire Ottoman au XVIe siècle quand le grand savant ḥanafite
Abû al-Su‘ûd (m. 1574), shaykh al-Islâm sous les règnes de Soliman I et de son fils Salîm II, fait
promulguer un qânûn (loi civile) qui inclut les dispositions de la sharî‘a (les moins sévères dans le
domaine des transgressions sexuelles, comme on le verra) et limite la liberté des juges, fonctionnaires
d’Etat. En l’absence d’archives des tribunaux, ce sont les avis juridiques (fatwâ, pl. fatâwâ) qui
peuvent partiellement renseigner sur l’application réelle : ils sont rendus par une autorité religieuse
sanctionnée par l’Etat, généralement suite à une demande émanant d’un juge cherchant conseil ou
confirmation de son avis auprès d’une autorité supérieure. La recherche sur le corpus des fatâwâ, bien
conservé à l’époque ottomane, plus limité dans les périodes anciennes, est encore peu avancée. Autres
sources permettant de confronter théorie et application : les chroniques historiques. Les périodes
mamlouke et ottomane, du XIIIe au XVIIIe siècle, sont de ce point de vue richement documentées
429
,
428. M.H. Benkheira, 1997, p. 28.
429. On trouve de tels exemples commentés de fatâwâ ottomanes datant de la seconde partie du XVIe siècle
chez W.G. Andrews et M. Kalpaklı, 2005, pp. 274-288
99particulièrement pour l’Egypte, mais la mention des châtiments infligés y est anecdotique
430
. Comme
le souligne L. Peirce,
« Situer l’étude de la loi localement — partout où c’est possible en prenant des études de
cas de procès légaux à un endroit particulier et à un moment particulier — est vital pour
élargir notre compréhension de la législation islamique comme système vivant »
431
.
La tâche du faqîh, le jurisconsulte, ne consiste pas à fonder la loi mais à la déduire, à reconstituer et
interpréter la volonté divine en confrontant par sa réflexion (sens originel de fiqh, ultérieurement :
jurisprudence) plusieurs sources : le Coran, dont les lectures autorisées se fixent définitivement au Xe
siècle ; la sunna, ensemble des propos (ḥadîth pl. ahâdîth) attribués au Prophète et à ses compagnons
de la première génération, constitués en corpus au IXe siècle ; le consensus (des premières
générations ou des juristes) ; le droit coutumier ; le raisonnement par analogie. La révélation divine
est une source particulièrement problématique, dans la mesure où les mesures légales qui y sont
édictées sont parfois contradictoires entre elles, et que leur conciliation avec les autres sources du
droit est plus difficile encore.
La sharî‘a apparaît sous une forme écrite à la fin du VIIIe siècle - début du IXe, la Risâla d’al-Shâfi‘î
(m. 820) en étant la première systématisation — les historiens débattent sur sa nature de texte
fondateur du droit ou d’aboutissement d’une tradition préalable. Le traditionniste Abû Hanîfa (m.
767), Mâlik b. Anas (m. 795), al-Shâfi‘î, Ibn Ḥanbal (m. 855) et Dawûd al-Ẓâhirî (m. 882) donneront
leur noms à des écoles juridiques qui se développent à partir de leurs travaux — la dernière citée ne
perdurant pas au-delà du siècle — et qui se reconnaissent mutuellement comme légitimes dans le
cadre du sunnisme. Les Chiites imamites développeront eux aussi leur pensée juridique.
Le droit classe toute action humaine dans cinq catégories statutaires : obligatoire (wâjib) ;
recommandable (mandûb) ; permis (mubâh) ; blâmable (makrûh) ; interdit (muharram). Il stipule très
clairement certains interdits sexuels (inceste, fornication, adultère, sodomie, inceste, bestialité, etc.),
réservant l’essentiel de ses travaux et débats à la sexualité pénétrative. Des actes sexuels n’impliquant
pas de pénétration vaginale ou anale (masturbation, coït intercrural, tribadisme), bien que condamnés,
y sont plus rapidement traités ; la fellation est ignorée, aussi bien par les légistes que par les
littérateurs, y compris dans la littérature érotique, sinon dans l’invective.  
Certaines fautes majeures (kabîra pl. kabâ’ir) ont un châtiment mentionné par le Coran. Elles sont
considérées comme une atteinte au droit de Dieu (ḥaqq allah) et leur rétribution entre dans la
catégorie du ḥadd. Elle est déterminée par le Coran et/ou par la Tradition prophétique considérée
comme authentique, selon des modalités diverses favorisées par telle ou telle école. Le meurtre,
remarquablement, n’en fait pas partie, mais le zinâ, terme qui désigne la pénétration vaginale illicite
(donc fornication et adultère), l’accusation mensongère de zinâ (qadhf), le vol, le brigandage, et la
consommation de vin relèvent du ḥadd. Ces peines, punies de mort ou de châtiments inférieurs, ne
peuvent donc souffrir de pardon ou d’accord à l’amiable une fois portées devant un tribunal. Les
autres peines sont laissées à l’appréciation du Prince, représenté par le juge qu’il a nommé (qâḍî).
C’est le terme ta‘zîr qui désigne ces peines discrétionnaires. En même temps, une grande répugnance
à l’application des peines les plus sévères se traduit par l’apparition dans le recueil de traditions
(Sunan) d’al Tirmidhî (m. 892) d’un ḥadîth qui revêtira une grande importance pour l’élaboration du
droit, particulièrement chez les Hanéfites, dans une moindre mesure chez les Malikites et les
430. Voir Bernadette Martel-Thoumian, “Plaisirs illicites et châtiments dans les sources mamloukes”, Annales
Islamologiques 39 (2005), pp. 275-323. Le chercheur est ici à la merci de l’intérêt du chroniqueur pour
ces affaires et les différences entre Le Caire et Damas observées tiennent plus de la source que des cas
jugés.
431. Leslie P. Peirce, “Le dilemme de Fatma. Crime sexuel et culture juridique dans une cour ottomane au
début des temps modernes”, Annales, Histoire, Sciences Sociales, 2-1998, pp. 291-319, voir p. 293.
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